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LE MYSTÈRE D'ADAM

 

Anthologie du théâtre français du Moyen âge. Théâtre sérieux : mystères, miracles, moralités des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles arrangés en français moderne, par G. Gassies (des Brulies)


 

1925-1927

domaine public


 

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58358410/f1.image.r=anthologie%20du%20theatre.langFR


 

PERSONNAGES :

 

FIGURA (Dieu), ADAM, EVE, LE DIABLE, ABEL, CAIN, et les prophètes énumérés à la fin.


Que l'on établisse le paradis sur un lieu élevé; qu'on l'entoure de courtines et de tentures de soie à une hauteur telle que les personnages qui seront dans le paradis ne puissent être vus qu'à partir des épaules. Qu'on voie des fleurs odoriférantes et des feuillages ; qu'il y ait divers arbres avec des fruits suspendus afin que le lien semble très agréable. Alors viendra le Sauveur vêtu d'une daltyatique, et devant lui se placeront Adam et Ève. Adam sera velu d'une tunique rouge, Ève d'un vêtement féminin blanc, d'un manteau de soie blanche, et ils se tiendront tout debout auprès de la Figure (de Dieu). Adam cependant plus haut, le visage recueilli, Ève un peu plus bas. Et qu'Adam soit bien exercé à répondre quand il faudra, et qu'il ne réponde ni trop tôt ni trop tard. Et que non seulement lui, mais tous les autres personnages soient instruits à parler posément et à faire le geste qui convient à ce qu'ils disent, et d'ans les vers, n'ajoutent ni ne retranchent une syllabe, mais qu'ils les prononcent toutes nettement, et qu'ils disent bien a la suite ce qui doit être dit. Toutes les fois qu'ils nommeront le paradis, ils le regarderont et le montreront de la main. On commencera en Haut « In principio créa vit Deus caelum et terram...» Après "cela, le chœur chantera : « Formarit igitur Dominus... ») Enfin, que le personnage représentant Dieu (Figure, dit le texte) dise : « Adam. » Et que celui-ci réponde : « Sire. »

 

PREMIÈRE PARTIE

TENTATION, PÉCHÉ, PUNITION



LA FIGURE DE DIEU.

Adam.

ADAM.

Sire.

LA FIGURE.
Formé je t'ai
Avec du limon.

ADAM.
Je le sais.


LA FIGURE.
Je t'ai formé à mon semblant ;
A mon image, avec la terre.
Tu ne dois pas me faire guerre.

ADAM.
Certes non, mais je te croirai.
Mon créateur j'écouterai.

LA FIGURE.
Je t'ai donné bon compagnon.
C'est ta femme et Ève est son nom,
C'est ta pareille en vérité,
Garde-lui ta fidélité.
Aime-la et qu'elle aime toi,
Et vous serez bien vus de moi.
Qu'elle consente à t'obéir,
Soumis tous deux à mon désir.
De ta côté je l'ai formée,
C'est de ta chair qu'elle est née
Étant faite ainsi de ton corps,
Elle n'a rien pris au dehors.
Gouverne-la donc par raison,
N'ayez pas de discussion.
Grand amour et doux esclavage,
Telle soit la loi du ménage.

(A Ève.)


A toi, je veux parler, Evain,
Et ne veux point parler en vain.
Si tu fais bien ma volonté,
En ton corps garderas bonté.
Aime, honore ton créateur,
Et reconnais-moi pour seigneur.
Mets ta pensée à me servir,
Toute ta force et ton désir.
Aime Adam de toute ton âme,
C'est ton mari, tu es sa femme.
A lui plaire toujours encline
Ne sors pas de sa discipline.
Sers-le donc de tout ton courage,
Car c'est la loi du mariage.
Si tu lui fais aide notoire
Avec lui tu seras en gloire.

EVE.
Je ferai, Sire, à ton plaisir,
Sans jamais du devoir sortir.
C'est toi qui seras mon seigneur,
Lui, mon pareil et mon recteur;
Toujours fidèle lui serai
Et bons conseils lui donnerai.
A ton commandement soumise,
Je ferai tout selon ta guise.


Alors la Figure (c'est-à-dire Dieu) appellera Adam plus près
et lui parlera en appuyant bien sur les mots.


Écoute, Adam, et entends ma raison.
Je t'ai formé, je vais te faire un don.
Toujours peux vivre, en suivant mon sermon,
Tu seras sain, ne sentiras frisson;
Tu n'auras faim, par besoin ne boiras,
Tu n'auras froid ni chaud ne sentiras,
Seras en joie, et us te lasseras;
En ton plaisir douleur ne connaîtras.

Tu seras toute ta vie en liesse,
Ton existence durera sans cesse,
Je te le dis, mais qu’Ève aussi connaisse
Ce bonheur dont je vous fais la promesse.
Folie serait de l'oublier, crois-moi.
De la terre tu seras le seul roi :
Tous les oiseaux, les bêtes que l'on voit,
Tous sans envie accepteront ta loi.
En vous je mets et le bien et le mal,
Qui a tel don n'est pas lié à un pal.
En balance pesez à poids égal,
Ne crois que ce qui est pour moi loyal,
Laisse le mal pour t'appliquer au bien,
Ton seigneur aime et avec lui te tiens,
Pour nul conseil n'abandonne le mien :
Si tu le fais, ne pécheras en rien.

 

ADAM.
Grâce je rends à ta bénignité,
Qui me formas et me fais ces bontés ;
Le bien, le mal sont ma propriété.
À te servir mettrai ma volonté.
Tu es mon maître et suis ta créature,
Dont tu formas tout l'être et la nature.
Ma volonté ne sera pas si dure
Qu'à te servir ne soit toute ma cure.

LA FIGURE.


Alors la Figure montre de la main le paradis
à Adam, en disant :


Adam !

ADAM.
Sire ?

LA FIGURE.
Te dirai mon avis ;
Vois ce jardin,

ADAM.
Il a nom ?

LA FIGURE.
Paradis.

ADAM.

Il est fort beau,

LA FIGURE.
Je l'ai planté ainsi.
Qui s'y tiendra restera mon ami.
Je le confie à toi pour le garder.

(Alors il mettra Adam et Ève dans le paradis en leur disant :)

Dedans vous mets.

ADAM.
Pourrons-nous y rester ?

LA FIGURE.
Sans craindre rien toujours vous y vivrez,
Ni mort ni mal jamais n'y souffrirez.

Le chœur chantera : « Tulit ergo Dominus hominem... »
Alors Dieu étendra la main vers |e paradis, disant :

De ce jardin te dirai la nature.
Vous y jouirez de félicité pure ;
Tout ce que peut convoiter créature,
Chacun peut s'y trouver à sa mesure.
Femme n'aura d'homme nulle frayeur,
Homme engendrant ne sera pas pécheur,
Pour enfanter femme n'aura douleur.
Tu vivras là, d'un bonheur sans ombrage,
Tu ne craindras ni mort ni nul dommage.
Sans en sortir tu y feras ménage.

Le chœur chantera : « Dixit Dominus ad Adam... > Alors
la figure de Dieu montrera les arbres du paradis à Adam, en
disant :


De tous les fruits sans crainte mangeras,

Et Dieu montrera l'arbre défendu et son fruit, disant :

Mais celui-ci jamais ne toucheras;
Si tu en manges, mort tu sentiras,
Alors en mal ton sort tu changeras.


ADAM.
Je garderai tout ton commandement !

Ève ni moi n'agirons autrement.

Si pour un fruit on a tel châtiment,

Je ne veux pas être jeté au vent !

Pour une pomme, hélas ! quel déshonneur

De renoncer à un pareil bonheur.

On doit juger comme un vil malfaiteur

Qui se parjure et trahit son seigneur.


Alors que la Figure va vers l'église et Adam et Ève se prélassent, se réjouissant honnêtement dans le pendant ce temps, les démons se répandent en courant sur le plateau, faisant le geste qui convient, et qu'ils s'approchent l'un après l'autre du paradis, montrant à Ève le fruit défendu, comme s'ils lui conseillaient de le manger. Alors que le Diable vient auprès d'Adam et il lui dit :


LE DIABLE.

Que fais-tu donc ?


ADAM.
Je vie en grand plaisir.


LE DIABLE.

Es-tu donc bien ?


ADAM.
J'ai tout à mon désir.


LE DIABLE.

Tu pourrais être encore mieux.


ADAM.

Mais comment ?


LE DIABLE.

Veux-tu le savoir ?


ADAM.
Je le veux bien,raiment.


LE DIABLE.

Je sais comment.


ADAM.
Et que m'en chaut ?


LE DIABLE.

Pourquoi donc pas ?


ADAM.
Rien ne me vaut.


LE DIABLE.

Cela te servira.


ADAM.

Mais quand ?


LE DIABLE.

Ne te le dirai pas en courant.


ADAM.
Dis-le-moi donc.


LE DIABLE.

Tu le sauras

Quand, tu seras de prier las.


ADAM.
N'ai nul besoin de le savoir.

 

LE DIABLE.

À quoi bon un tel bien avoir

Si tu ne sais pas en jouir ?


ADAM.
Comment cela ?

 

LE DIABLE.

Veux-tu l'ouïr ?

Je te le dirai secrètement.


ADAM.
Me le diras-tu sûrement ?


LE DIABLE.

Écoute, Adam, écoute-moi,

C'est pour ton bien.


ADAM.
Oui, je le crois.


LE DIABLE.

Me croiras-tu ?


ADAM.
Tout à fait bien.


LE DIABLE.

De tout en tout ?


ADAM.
Oui, fors un rien !


LE DIABLE.

Quelle chose ?


ADAM.
Je te le dirai

Mon créateur n'offenserai.


LE DIABLE.

Le crains-tu tant ?


ADAM.
Assurément,
Je l'aime et crains.


LE DIABLE.

Sais-tu vraiment

Ce que tu peux ?


ADAM.
Le bien, le mal.

 

LE DIABLE.

Que peux-tu craindre de fatal ?

Tu vis en gloire, en sûreté.

Tu ne crains pas l'adversité

Ni la mort.

 

ADAM.
Mais je puis mourir

Si je viens à désobéir,

Dieu me l'a dit.

 

LE DIABLE.

Comment cela ?

Quelle défense te troubla ?
 

ADAM.
Je vais te le dire vraiment,

Il me fit un commandement,

De tous les fruits, du paradis

Je puis manger, il l'a permis,

Excepté d'un fruit cependant

Que de manger il me défend.

 

LE DIABLE.

Lequel est-ce ?

 

Adam étend la main et montre le fruit défendu, en disant :

 

ADAM

Le voici là.

C'est celui qu'il me désigna,

 

LE DIABLE.

Sais-tu pourquoi ?

 

ADAM.
Moi, certes non !

 

LE DIABLE.

Je vais t'en dire la raison.

Des autres fruits point ne lui chaut,

Alors de la main qu'il montré le fruit défendu, en disant :

Fors de celui qui pend là haut,

Car c'est le fruit de sapience,

Qui de tout donne la science.

Si tu le manges, bien feras.

 

ADAM.
Et en quoi donc ?

 

LE DIABLE.

Tu le verras.

Tes yeux seront soudain ouverts,

Les temps futurs te seront clairs,

À ton gré tu pourras tout faire.

De le cueillir, c'est ton affaire.

Mange-le donc, tu feras bien,

Tu ne craindras plus Dieu en rien,

Tu seras en tout son égal,

Tu ne seras plus son vassal.

C'est pourquoi il te défendit

De goûter jamais à ce fruit.

Goûtes-y donc.

 

ADAM.
Ah ! non, jamais !

 

LE DIABLE.

De tous les plaisirs tu jouirais.

 

ADAM.
Je ne veux pas.

 

LE DIABLE.

Tu n'es qu'un sot !

Tu aurais dû me prendre au mot.

 

Alors, le diable se retire, va auprès des autres démons et fait une course à travers le plateau, et après une petite pause, joyeux et riant, il revient auprès d'Adam, et il lui dit :

 

Adam, as-tu changé d'avis

Depuis l'instant je te vis ?

As-tu encor le fol penser

De croire qu'il ne faut manger

Du fruit, pour lequel tu fus mis

Par Dieu lui-même eu paradis ?

As-tu donc quelque autre plaisir ?


ADAM.
Oui, rien ne manque à mon désir.


LE DIABLE.

Donc tu n'iras jamais plus haut,

Puisque tu as ce qu'il te faut.

Tu n'as rien d'autre à désirer

Que de rester le jardinier

Du jardin que Dieu te confie,

Sans autre plaisir dans la vie.

N'a-t-il en toi créé qu'un ventre ?

Se peut-il qu'en ton âme il n'entre

Une plus noble aspiration ?

Écoute, et fais bien attention,

Si tu veux vivre sans seigneur,

Et l'égal de ton créateur.

Tu posséderas tout en somme,

Si tu veux manger de la pomme.

En majesté tu régneras,

Avec Dieu tu partageras.


ADAM.
Fuis loin d'ici !


LE DIABLE.

Que dit Adam ?


ADAM.
Fuis loin d'ici ! Tu es Satan,

Tu me conseilles mal.


LE DIABLE.

Comment ?


ADAM.
Tu me veux livrer au tourment,

Me brouiller avec mon seigneur,

Transformer ma joie en douleur.

Mais je suis sourd, fuis loin d'ici.

Et ne sois jamais si hardi

Que de revenir devant moi !


Alors, triste et le visage abattu, le diable s'éloigne d'Adam et va jusqu'à la porte de l'enfer, où il a un entretien avec les autres démons. Ensuite il fait une sortie au milieu du public ; puis, il approchera du paradis du côté où se trouve Ève, et, la saluant d'une façon aimable arec un visage joyeux, il lui parlera ainsi :

 

LE DIABLE.

Ève, je suis venu vers toi.


ÈVE.
Dis-moi, Satan, lu viens pour quoi ?

 

LE DIABLE.

Pour ton profit, pour ton honneur.


ÈVE.
Dieu !e veuille.


LE DIABLE.

N'aie pas peur !

Longtemps il y a que j'ai appris

Tous les secrets du paradis;

Une grande part t'en dirai.


ÈVE.
Commence, et je t'écouterai.


LE DIABLE.

Est-ce bien sûr ?


ÈVE.
J'ouïrai bien,

Sans te mécontenter en rien.


LE DIABLE.

Te tairas-tu ?

 

ÈVE
Oui, par ma foi,

Secret sera gardé par moi.


LE DIABLE.

Je te ferai donc confidence

Et t'accorde ma confiance.


ÈVE.
Bien, tu peux croire à ma parole.

 

LE DIABLE.

Tu as été à bonne école,

J'ai vu Adam. Il est trop fou.


ÈVE.
Un peu dur.

LE DIABLE.

Il deviendra mou !

Il est plus dur que n'est enfer.


ÈVE.
Il est très franc.


LE DIABLE.

Non, il est serf.

Cure ne veut prendre de soi.

Qu'il veuille en prendre au moins de toi !

Tu es faiblesse et tendre chose,

Tu es plus fraîche que la rose,

Tu es plus blanche que cristal

Et que la neige dans le val.

Couple pareil peut-il s'entendre ?

Il est trop dur, tu es trop tendre !

Et néanmoins tu es plus sage,

En grand sens as mis ton courage.

Il faut avoir recours à toi :

Aussi le fais-je.


ÈVE.
Ayez ma foi.


LE DIABLE.

Que nul ne sache !


ÈVE. '
Et qui pourrait ?


LE DIABLE.

Pas même Adam !


ÈVE.

Nul ne le saurait,

Par moi, du moins.


LE DIABLE.

Alors écoute.

Nous sommes seuls sur cette route.

Adam est là, mais n'entend mot.


ÈVE.
Oui, vous pouvez parler plus haut.


LE DIABLE.

Je vous le dis, et c'est certain,

On. vous trompe dans ce jardin.

Les fruits que Dieu vous a donnés

N'ont pas de quoi être estimés.

Celui qu'il vous a défendu

Possède une grande vertu,

En lui est la grâce dé vie,

De puissance et de seigneurie.

De tout savoir, le bien, le mal,

Comme Celui qui règne aux cieux.


ÈVE.
Quel est son goût ?

 

LE DIABLE.

Délicieux !
À ton beau corps ? à ta figure

Bien conviendrait telle aventure

Que tu fusses reine du monde,

Du ciel, de la terre et de l'onde,

Que tout te fût connu sans cesse,

Et de tout fusses maîtresse.


ÈVE.
Ce fruit est-il tel ?


LE DIABLE.


Oui, vraiment.


ÈVE.
À le voir j'ai de l'agrément.


LE DIABLE.

Moins que quand tu le mangeras !


ÈVE.
Que faire ?


LE DIABLE.

Allons, tu me croiras,

Prends-le donc, à Adam le donne.

Du ciel vous aurez la couronne,

Au créateur serez pareils.

Vous connaîtrez tous ses conseils.

Quand de ce fruit aurez mangé,

Lors votre cœur sera changé.

Vous siégerez, sans défaillance,

Avec Dieu d'égale puissance.

Goûte du fruit.


ÈVE.
Je n'en fais cas.


LE DIABLE.

Qu'Adam ne t'en impose pas !


ÈVE.
J'y goûterai.


LE DIABLE.

Quand ?

 

ÈVE.
Lorsque Adam

Se reposera un moment,

 

LE DIABLE.

Mange-le donc, et nul ne crains,

Tout retard serait enfantin.

 

Alors le diable s'éloigne d’Ève et va à l'enfer. Adam, d'autre part, viendra vers Ève, supportant mal qu'elle ait parlé avec le diable, et il lui dira :

 

ADAM.

Dis-moi, femme, ce que voulait

Le vil Satan qui te parlait.

 

ÈVE.

Il me parlait de notre honneur.

 

ADAM.
Il ne faut pas croire au trompeur.

C'est un traître, je le sais bien.

 

ÈVE.
Comment cela ?

 

ADAM.
N'en sais-tu rien ?

Moi je le connais maintenant,

 

ÈVE.

Peu m'importe ! En l'écoutant

Tu changeras bientôt d'avis.


ADAM.
Pas plus que lorsque je le vis.

Ne le laisse approcher de toi,

Car il est de mauvaise foi !

Il veut trahir notre seigneur

Et s'opposer à sa grandeur.

Je ne veux pas que ce vaurien

Auprès de vous trouve entretien.

 

Alors un serpent façonné avec art grimpera autour du tronc de l'arbre. Ève s'approchant de lui prêtera l'oreille, comme écoulant ses conseil, ensuite elle acceptera la pomme, la tendra à Adam. Mais il ne l'acceptera pas encore et Ève lui dira :


ÈVE.
Mange, Adam, si tu veux savoir

Le goût que ce fruit peut avoir.


ADAM.
Est-il si bon ?

 

ÈVE.
Tu le sauras

Adam, quand tu le goûteras.

 

ADAM.
J'ai peur.

 

ÈVE.
Laisse-le donc !

 

ADAM.
Non pas.

 

ÈVE.
D'attendre ainsi n'es-tu pas las ?

 

ADAM.
Je le prendrai donc.

 

ÈVE.
Mange, tiens !

Tu sauras le mal et le bien.

Mais j'en mangerai premièrement.

 

ADAM.

Et moi après.

 

ÈVE.
Assurément ;


Alors Ève mange une partie de la pomme et dit à Adam :
 

J'en ai goûté ! Quelle saveur !

Nul fruit n'a pareille douceur.

C'est le plus délicieux des mets.
 

ADAM.
Et quoi ?


ÈVE.
Tu n'en auras jamais

De meilleur, car l'ayant goûté.

Mes yeux sont remplis dé clarté.

Je ressemble à Dieu tout-puissant

Et vois, d'un esprit clairvoyant

Tout ce qui fut et oui doit être.

Mange à ton tour, Adam, crois-moi,

Ce sera du bonheur pour toi.


Alors Adam accepte la pomme de la main d’Ève et dit :


ADAM.
Je t'en croirai, moi ton égal.


ÈVE.
Mange et ne redoute aucun mal.


Alors Adam mange une partie de la pomme ; et après l'avoir mangée, il connaît son péché et s'incline de façon à ne pas être vu du public, et il quitte ses riches vêtements et revêtira des vêtements pauvres faits de feuilles cousues, simulant une grande douleur et commençant à se lamenter.


ADAM.
Las ! Qu'ai-je fait ? pour mon malheur!

Je suis perdu, pauvre pécheur !

Désormais sans recours suis mort,

Tellement est déchu mon sort.

Au mal tourne mon aventure,'

De bonne elle devient très dure !

À ma femme j'ai obéi

Et j'ai mon Créateur trahi.

Hélas l pécheur ! que ferai-je

Et comment me présenterai-je

Devant mon divin Créateur

Que j'ai méprisé sans pudeur ?

Las : j'ai fait un mauvais marché

Et je sais ce qu'est le péché.

Ah ! Mort ! Pourquoi me laisser vivre ?

De mon corps le monde délivre !

Pourquoi donc encombrer le monde ?

Dans la noirceur la plus profonde

De l'enfer sera ma demeure.

J'y resterai attendant l'heure

Que l'on vienne me secourir.

Pour l'enfer il faudra partir,

Sans espérance de retour,

Car qui viendrait à mon secours ?

Ayant trahi mon Créateur,

Je n'aurai plus aucun ami !

De l’abîme où je me suis mis

Qui pourra me tirer jamais ?

Car sans espoir je suis perdu,

J'ai mangé le fruit défendu !

Il n'est nulle excuse pour moi,

J'ai eu tort, mon Seigneur a droit !

Si mon nom passe à la mémoire,

Ayant trahi le roi de gloire,

Désobéi au roi du ciel,

Je n'aurai qu'amertume et fiel.

 

Je n'ai ni ami ni voisin

Qui puisse me sauver enfin.

De qui le secours demander,

Quand celle qui, pourrait m'aider

La première a désobéi ?

Ève, ma femme, m'a trahi,

Moi, son époux et son pareil,

En me donnant mauvais conseil.


Alors il apercevra Ève, son épouse, et dira :


Ah ! Ève, femme dévoyée,

Pour mon malheur vous êtes née.

Que n'a-t-on brûlé cette côte

Par laquelle je suis en faute !

La cote a trahi tout le corps,

Elle m'a causé mille torts !

Que faut-il que je dise ou fasse,

S'il ne me vient du ciel la grâce ?

Rien ne peut me tirer de peine,

Tant est le mal qui me démène !

Hélas ! Ève, quel grand malheur

Tu m'as causé, quelle douleur !

Pourquoi m'a-t-on appareillé

Avec toi ? Tu m'as conseillé

Si mal que me voici perdu.

De telle hauteur descendu,

Par nul je ne serai sauvé

Sinon par Dieu de majesté.

Que dis-je ? Pourquoi le nommai ?

Il m'aidera ? Courroucé l'ai !

Nul ne m'aidera, pauvre impie,

Si ce n'est le fils de Marie.

De nul n'aurons protection

Puisque à Dieu fîmes trahison.

Que Dieu nous traite à son plaisir,

Il ne nous reste qu'à mourir !


Alors le chœur commence : R. Dum ambularet. Ceci étant récité, Dieu viendra, ayant une étole, et il entre dans le paradis en regardant de tous cotés comme s'il cherchait où est Adam. Adam d'autre part et Ève se cachent dans un coin du paradis, comme s'ils reconnaissent leur misère, et Dieu dit : : « Adam, où es-tu ? > Alors tous deux se lèvent, se tenant debout devant Dieu, sans être cependant tout a fait droits, mais, à cause de la honte de leur péché, un peu courbés et très tristes, et qu'Adam répond :


ADAM.
Je suis ici, beau sire père,

Me cachant pour fuir ta colère ;

Et parce que je suis tout nu,

Ici, dans ce coin suis venu.

 

LA FIGURE DE DIEU.

Qu'as-tu fait ? Adam ! quelle erreur

Qui t'a privé de ton bonheur !

Qu'as-tu fait ? Pourquoi as-tu honte ?


ADAM.
Hélas ! comment t'en rendre compte ?

 

LA FIGURE DE DIEU.

Hier, tu n'avais nulle besogne

Qui te donnât de la vergogne,

Je te vois tout embarrass2,

Dis-moi donc ce qui s'est passé.


ADAM.
J'ai telle honte près de toi

Que je me cache.


DIEU.
Mais pourquoi ?


ADAM.
Une si grande peur me glace

Que je n'ose te voir en face.


DIEU.
Pourquoi as-tu désobéi ?

As-tu gagné d'avoir trahi,

Toi qui es mon serf, moi, ton sire ?


ADAM.
Je ne puis pas te contredire.


DIEU.
Je te formai à mon semblant,

Tu violes mon commandement !

Je te façonne à mon image,

Et tu me fais pareil outrage !

Ma défense pas ne gardas,

Et mes ordres tu trépassas !

Tu mangeas le fruit interdit,

Sans peur de ce que j'avais dit,

Tu croyais devenir mon pair,

À présent y vois-tu plus clair ?


Alors Adam étend la main vers Dieu et ensuite vers Ève, en disant :


ADAM.
La femme que tu me donnas

La première n'obéit pas.

Elle prit le fruit, me l'offrit,

De nous damner elle entreprit :

J'ai eu tort de me fier à elle.


DIEU.
En effet, ta folie est telle,

Que tu l'as préférée, à moi,

Et tu mangeas, sans mon octroi,

Le fruit, que j'avais interdit.

Ton domaine sera maudit,

Et la terre, où tu sèmeras,

En vain tu la cultiveras,

Tu n'auras qu'épine et chardon

Pour représenter ta moisson.

Tu mangeras un peu de pain.

Avec grand peine et grand labour

Tu pourras vivre nuit et jour.


Alors Dieu se tourne vers Ève et d'un visage menaçant, il lui dit :


Tôt tu commenças à me faire,

Méchante femme, ainsi la guerre.

En violant mon commandement.


ÈVE
J'ai prêté l'oreille au serpent.

 

DIEU.
Tu pensais pouvoir m'égaler !

Sais-tu ce qui va t'arriver ?

Ici tous deux étiez tes maîtres,

Dans ce jardin, de tous les êtres.

Toute ta richesse est perdue,

Te voilà triste et mal venue.

As-tu, dis-moi, fait gain ou perte ?

Je te récompenserai, certes,

Sois sûre et selon ta conduite.

Des maux tu connaîtras la suite :

En douleur porteras enfants,

Qui malheureux vivront leurs ans.

Dans les angoisses, ils naîtront

Et dans la peine ils finiront.

En tel malheur, en tel dommage

Tu t'es mise avec ton lignage :

Tous ceux qui de toi sortiront

Après ton péché gémiront.


ÈVE.
Je suis perdue, et ce fut par folie,

Pour une pomme on m'aura bien punie,

Puisque l'on frappe en moi tout mon lignage,

Petit profit m'a causé grand dommage.

Si je fis mal, ce n'est pas étonnant,

Car m'a trahi le serpent séduisant.

Moult sait de mal, est plein de félonie,

Malheureux est qui à lui se confie.

J'ai pris la pomme, hélas ! je le confesse,

Malgré ton ordre et ta défense expresse,

Et j en goûtai ! Je suis de toi haïe,

Pour peu de fruit me faut perdre la vie.


Alors, Dieu menacera le Serpent, en disant :


DIEU.
Et toi, serpent, je te maudis !

Et de ton crime te punis.

Sur ton ventre te traîneras

Tous les jours tant que tu vivras.

Tu mangeras de la poussière

En plaine, au bois, dans la bruyère.

La femme te portera haine,

De se venger toujours en peine.

Et lorsque toi par trahison

Tu voudras piquer son talon,

Le dard elle t'arrachera,

Sur la tête te frappera,

Et te faisant grande douleur.

Si tu as causé son malheur,

A ton tour tu seras vaincu

Lorsque d'elle sera venu

Un rejeton pour le confondre.


Alors Dieu chasse du paradis Adam et Ève en leur disant :


Or çà ! sortez du paradis !

Il vous faut changer de pays.

En terre vous ferez maison,

Car ici n'avez plus raison

De demeurer. Donc, sans retour

Cherchez ailleurs autre séjour.

Mais dans l'endroit où vous irez

Misère et faim vous connaîtrez,

Et tous les jours de la semaine

Apporteront douleur et peine.

Jamais vous n'aurez réconfort,

Et quand vous goûterez la mort,

Vos corps auront ici l'exil,

Vos âmes en enfer péril.

Satan votre bailli sera

Et nul ne vous délivrera.

De qui donc aurez-vous remède,

Si je ne viens pas à votre aide ?


Le chœur chantera : lu sudore tulius txi... Pendant ce temps vient un ange, vêtu de blanc, portant à la main un glaive flamboyant. Dieu le place à la porte du paradis, et lui dit :

 

Gardez-moi bien le paradis,

Que n'y rentrent pas ces maudits !

Qu'ils n'aient plus pouvoir ni envie

De toucher à l'arbre de vie.

Avec ce glaive flamboyant

Écartez-les sévèrement !


Lorsqu'ils sont sortis du paradis, comme s'ils étaient tristes et confus, ils se courbent jusqu'au sol sur leurs talons, Dieu les montrant de la main, la face tournée vers le paradis ; et le chœur commencera : ecce Adam quasi unus... Le chant fini, Dieu rentre dans l'église. Alors Adam prend une bêche et Ève un râteau et ils commencent à cultiver la terre, et ils y sèment du froment. Après qu'ils ont semé, ils vont s'asseoir un peu dans un endroit, comme fatigués du travail, et d'un air affligé ils regardent plusieurs fois le paradis, en se frappant la poitrine. Pendant ce temps vient le Diable et il plante dans leur culture des épines et des chardons, et il s'en va. Lorsque Adam et Ève reviennent à leur culture et qu'ils voient sortis de la terre les épines et les chardons, frappés d'une violente douleur, ils se prosternent vers la terre, et, se rasseyant, ils se frappent la poitrine et les, cuisses, faisant un geste de désespoir, et Adam commence sa lamentation.

ADAM.
Hélas ! Je vois ce moment de malheur

Où mes péchés ont causé ma douleur.

Car j'ai trahi le seigneur qu'on adore ;

Est-il pour moi nul ami qui l'implore ?


Ici, Adam regarde le paradis et élève ses deux mains vers lui, et, inclinant pieusement la tête et dit :


Ô paradis ! Hélas ! Quel beau manoir !

Verger de gloire, il est doux de vous voir.

J'en suis chassé pour mon prime si noir,

Et d'y rentrer j'ai perdu tout espoir,

Je fus dedans, et ne sus en jouir,

J'ai cru conseil qui m'en a fait partir.

ÀA juste droit je puis m'en repentir,

Il est trop tard, rien ne vaut mon soupir !

Où fut mon sens ? Que devint ma mémoire,

Quand pour Satan trahis le roi de gloire ?

Je m'en travaille et je n'ai nul répit,

Car mon péché sera mis par écrit.


Alors il lève la main vers Ève, qui est placée un peu plus haut et, avec une grande indignation, remuant la tête, il dit :


Mauvaise femme, auteur de trahison !

Que tu m'as mis vite en perdition !

Quand m'enlevas le sens et la raison !

Je m'en repens, sans espoir de pardon ;

Ève dolente, ah ! que ton cœur fut prompt

À écouter le conseil du démon !

Par toi suis mort et n'ai plus droit de vivre.

On écrira ton péché dans un livre :

Vois ce signe de malédiction

Frappant la terre, à notre confusion :

Froment semons, il pousse du chardon.

De nos malheurs c'est le commencement,

Grande douleur et la mort nous attend.

Menés serons en enfer, tu l'entends,

Ne manquera ni peine ni tourment.

Ève chétive, en peux-tu être fière ?

C'est ta conquête et c'est là ton domaine.

Jamais à l'homme un bien tu sauras faire.

À la raison seras toujours contraire.

Tous les enfants nés de notre lignée

De ton forfait auront l'âme chargée.

Tu as péché, ta cause est bien jugée,

La peine un jour sera-t-elle changée ?


ÈVE.
Beau sire Adam, vous m'avez bien blâmée,

Ma vilenie-et peinte et reprochée !

Si j'ai forfait, certes j'en suis fâchée,

Je suis coupable et je serai jugée

Par Dieu. Vers, lui, vers toi je fus fautive.

De mon méfait il faudra qu'on écrive,

Et de tous biens que le Seigneur me prive,

Tant mon forfait est grand et moi chétive !

Je n'ai raison que vers Dieu me défende,

À sa merci il faut que je me rende.

Pardonnez-moi, car ne puis faire amende.

Si je pouvais, je vous ferais offrande !

Ah ! pécheresse, hélas ! humble et craintive,

Auprès de Dieu si piteuse et chétive,

Mort, prends-moi donc ! Ne souffre que je vive !

En mon péril ne puis toucher la rive.

Le vil serpent, la guivre de malheur,

M'a fait manger la pomme de douleur.


À Adam :


Je t'en donnai pour faire ton bonheur,

Et t'ai causé ce cruel déshonneur.

A servir Dieu pourquoi ne fus-je encline

Et n'ai-je pas gardé sa discipline ?

Tu as péché, mais je suis la racine

De notre mal, qui n'a de médecine.

Ce grand méfait, cette mésaventure

Grèvera fort notre progéniture.

Le fruit fut doux, la peine sera dure,

Et ce repas fit notre forfaiture.

Pourtant je mets en Dieu mon espérance,

Car du méfait nous voyant repentants,

Il nous rendra sa grâce et sa présence,

Nous tirera d'enfer par sa puissance.


Alors vient le diable et trois ou quatre démons avec lui, portant dans leurs mains des chaînes et des anneaux de fer, qu'ils mettent au cou d'Adam et d’Ève. Et tes uns les poussent, les autres les traînent en enfer. D'autres diables encore près de l'enfer viennent au-devant des arrivants, et ils font un grand tapage entre eux à l'occasion de la perdition d'Adam et d Ève, et d autres diables viennent l'un après l'autre les montrant, et ils les reçoivent et les mettent en enfer, et ils y produisent une grande fumée, et de façon à être entendus du dehors, ils entre-choquent fours chaudrons et leurs casseroles et ils vocifèrent entre eux joyeusement. Et après une petite pause, les diables sortent, courant de côté et d'autre sur le plateau; mais certains resteront en enfer. Ensuite viendront Caïn et Abel.

 


DEUXIÈME PARTIE


CAÏN ET ABEL



Caïn doit être couvert d'un vêtement rouge, et Abel d'un vêtement blanc, et ils cultivent de la terre préparée à l'avance, et lorsque Abel s'est un peu reposé de son travail, il interpelle son frère Caïn doucement et amicalement, lui disant :


ABEL.
Frère Caïn, nous sommes deux germains,

Et sommes fils des deux premiers humains,

Ce fut Adam et notre mère Evain.

Pour servir Dieu ne soyons pas vilains,

Soyons toujours soumis au Créateur

Et pour lui plaire ayons pareille ardeur.

Afin qu'il nous accorde sa faveur

Que leur fit perdre un serpent tentateur.

Un ferme amour tous deux doit nous unir.

Servons bien Dieu pour qu'il en ait plaisir.

Rendons ses droits sans en rien retenir.

Si de bon cœur lui voulons obéir,

Nos âmes n'auront pas peur de périr.

Donnons sa dîme et toute sa justice,

Prémices, dons, offrandes, sacrifices.

Si d'en garder nous prend la convoitise,

Perdus serons en enfer sans devise.

Qu'entre nous deux soit grande affection,

Et qu'il n'y ait aucune aversion !

D'où pourrait naître une discussion ?

Puisque la terre est à notre abandon.


Alors Caïn regarde son frère, comme s'il se moquait de lui et dit :


CAÏN.
Beau frère Abel, bien savez sermonner,

Et vos raisons soutenir et montrer,

Mais s'il fallait vos leçons écouter,

On n'aurait plus nulle chose à garder.

Dîme donner n'est pas selon mon gré.

De ton avoir dispose avec bonté,

Mais je ferai du mien ma volonté.

Par mon méfait ne seras point damné.

De nous aimer nature nous enseigne.

Que cette loi nul de nous deux n'enfreigne !

Ou qu'autrement comme vengeance il craigne

D'avoir la guerre, en dépit qu'il s'en plaigne !


De nouveau Abel adresse la parole à son frère Caïn, avec encore plus de douceur qu'auparavant.


ABEL.
Caïn, beau frère, écoute-moi.


CAÏN.
Volontiers, au sujet de quoi ?


ABEL.
Au sujet de ton avantage.


CAÏN.

Rien ne me plaira davantage.


ABEL.
Ne soit jamais à Dieu rebelle.

Sans orgueil à lui sois fidèle,

Je te le dis.


CAÏN.
Je le veux bien.


ABEL.
Crois-moi donc, et de notre bien

Au Seigneur Dieu faisons offrande.

Si sa bonté pour nous est grande,

Nous ne craindrons pas le péché.

S'il n'est plus contre nous fâché,

Il ne nous viendra nul malheur,

Nous l'aurons comme protecteur.

Allons offrir à son autel

Tel don qui lui semblera bel.

Implorons de lui son amour.

Qu'il nous défende nuit et jour !


Alors Caïn dit à Abel, comme si ce conseil lui avait plu :


CAÏN.
Beau frère Abel, tu as bien dit,

Ton sermon est très bien écrit.

Je me conforme à ton sermon.

Allons offrir, tu as raison.

Qu'offriras-lu ?


ABEL.
Moi, un agneau.

Tout le meilleur et le plus beau

Que je pourrai trouver chez moi.

Je l'offrirai de bonne foi.

J'offrirai aussi de l'encens.

Voici quels seront mes présents.

Qu'offriras-tu ?


CAÏN.
Moi, de mon blé,

Tel comme Dieu me l'a donné.


ABEL.
Du meilleur ?


CAÏN.
Du meilleur ! Ah ! Non !

Je fais mon pain avec le bon !


ABEL.
Cette offrande n'est pas décente.


CAÏN.
Eh ! que dis-tu là ? Tu plaisantes ?


ABEL.
Tu es riche et as maintes bêles.


CAÏN.
Oui, j'en ai.


ABEL.

Compte-les par têtes,

De toutes donne la dixième.

Tu l'offriras à Dieu lui-même.

Offre-la-lui donc de bon cœur,

Tu en recevras grand honneur.

Le feras-tu ?


CAÏN.
Mais pas du tout !

Non, je ne suis pas assez fou.

De dix il ne reste que neuf !

Ce conseil ne vaut pas un œuf.

Allons offrir à lui de ça.

Chacun pour soi ce qu'il voudra.


ABEL.
Faisons ainsi.


Alors ils vont vers deux grandes pierres, qui ont été préparées. Les deux pierres sont assez éloignées l'une de l'autre, de façon que, lorsque Dieu apparaît, la pierre d'Abel soit à sa droite et celle de Caïn à sa gauche. Abel offre un agneau et de l'encens, dont il fait monter la fumée vers le ciel.

Caïn offre une gerbe de sa moisson.

Apparaissant alors, Dieu bénit les présents d'Abel, mais dédaigne les présents de Caïn.

Après l'offrande Caïn tourne un visage menaçant vers Abel, et, ayant fait leurs offrandes, ils vont chacun chez soi. Alors Caïn vient vers Abel, voulant l'entraîner par ruse au dehors, pour le tuer, et il lui dit :


CAÏN.
Allons dehors.


ABEL.
Pourquoi ?


CAÏN.
Pour délasser nos corps,

Pour voir l'effet de nos labeurs,

Si tout pousse et si vient la fleur.

Sitôt après nous reviendrons,

Plus légers nous nous sentirons.


ABEL.
Je te suivrai où tu voudras.


CAÏN.
Viens donc, et bien t'en trouveras.


ABEL. .
Tu es mon frère et mon aîné,

Je veux faire ta volonté.


CAÏN.
Or va devant, j'irai après,

Au petit pas, à grands relais


Alors ils vont tous deux vers un lieu écarté et comme caché, où Caïn, furieux, se jette sur Abel, voulant le tuer, et il lui dit :


CAÏN.
Abel, tu es mort !


ABEL.
Et pourquoi ?


CAÏN.
Je voudrais me venger de toi !


ABEL.
Ai-je méfait ?


CAÏN.
Oui, certes, assez !

Tu m'as trahi ces temps passés.


ABEL.
Non ! Ce n'est pas !


CAÏN.
Tu dis que non ?

 

ABEL.
Jamais n'aimai la trahison.


CAÏN.
Mais tu l'as faite !


ABEL.
Moi ? Comment ?


CAÏN.
Tu le sauras !


ABEL.
Je ne l'entends.

 

CAÏN.
Je vais te le faire savoir.


ABEL.
Tu ne peux nulle preuve avoir.


CAÏN.
La preuve est près !


ABEL.
Dieu m'aidera.


CAÏN.
Je t'occirai.


ABEL.
Dieu le saura.

 

Alors Caïn lèvera sa main droite menaçante contre Abel, en disant :


CAÏN.
Ma main prouve ce que j'avance !


ABEL.
En Dieu est toute ma confiance.


CAÏN.
Contre moi peu te servira.


ABEL.
S'il veut, il te détournera,


CAÏN.
De mort ne peut te garantir!


ABEL.
Je m'en remets à son plaisir.


CAÏN.
Sais-tu pourquoi je t'occirai ?


ABEL.
Dis-le-moi.

CAÏN.
Je te le dirai :

Tu es de Dieu trop favori,

Et tu es cause qu'il s'est ri

De moi-même et de mon offrande !

C'est à toi qu'il faut que je rende

La vengeance de cet affront.

Je t'étendrai mort sans pardon.


ABEL.
Si tu m'occis, tu auras tort.

Dieu vengera sur toi ma mort.

Je suis innocent, Dieu le sait.

Vers toi n'ai commis nul méfait,

Mais je te conseille de faire

En sorte de pouvoir lui plaire,

De lui rendre juste raison,

Dîme, prémice, oblation ;

Ainsi tu gagnerais son cour,

Sinon le mettrais en fureur.

Dieu est juste, et qui bien le sert

Reçoit des bien et rien ne perd.


CAÏN.

Tu parles trop. Bientôt mourras.

 

ABEL.
Quoi ! Frère ! Tu me frapperas ?

Moi, qui suis venu sur ta foi !


CAÏN.
Tu n'auras plus a croire à moi.

Je t'occirai sans nul répit.


ABEL.
Dieu veuille avoir de toi merci !


Alors Abel fléchit les genoux vers l'Orient ; et il a une outre pleine de sang sous ses vêtements, que Caïn frappe, comme s'il tuait Abel. Alors Abel reste gisant comme mort. Le chœur chante : Ubi est Abel, frater... Pendant ce temps Dieu vient de l'église vers Caïn, et après que le chœur ait fini le répons, comme s'Il est irrité, dit :


DIEU.
Caïn, où est Abel, ton frère ?

T'es-tu donc déjà mis en guerre

Avec moi ? Fais-tu le méchant ?

Montre-moi ton frère vivant.


CAÏN.
Je ne sais où il est allé,

Dans sa maison ou à son blé.

Pourquoi devrais-je le trouver ?

Je ne l'avais pas à garder.


DIEU.

Qu'en as-tu fait ? Où l'as-tu mis ?

Je le sais bien, tu l'as occis.

Son sang demande à moi vengeance.

Dans te ciel j'en eus connaissance,

Tu commis grande félonie.

Maudit seras toute ta vie.

Tel châtiment tu souffriras

Pareil au crime, et ne pourras

Être mis à mort par personne.

C'est la défense que j'ordonne.

Quiconque Caïn occirait

Quatorze fois le punirais

Plus que lui-même. En conséquence

Grave sera ta pénitence.


Alors Dieu va vers l'église. Les diables survenant conduisent Caïn, en le bousculant, jusqu'à l'enfer, mais ils conduisent Abel plus doucement.



TROISIÈME PARTIE



Alors les prophètes sont prêts dans un lieu séparé, pour paraître l'un après l'autre, comme il convient. Qu'on lise en chœur : Vos inquam convenio, o Judaei... et qu'on appelle chaque prophète par son nom; et lorsqu'ils se seront avancés l'un après l'autre avec dignité, chacun prononcera sa prophétie clairement et distinctement.


Ainsi se présentent Abraham, Moïse, Aaron, David, Salomon, Balaam, Daniel, Habacuc, Isaïe, qui discute avec un Juif, enfin Nabuchodonosor. La représentation se termine par un long sermon, dans lequel le prédicateur expose les péripéties du Jugement dernier, et se plaint notamment que de son temps on se plaît mieux à entendre chanter :


Comme Roland alla jouter

Contre Olivier, son compagnon,

Plutôt que d'ouïr la Passion

Que souffrit Christ a grand ahan,

Pour le péché que fit Adam.

 

FIN

 


 

 

 

 

 

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