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Anthologie du théâtre français du Moyen âge. Théâtre sérieux : mystères, miracles, moralités des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles, arrangés en français moderne, par G. Gassies.

 

 

1925-1927

domaine public


 

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AMIS ET AMILLE


(XIVème siècle.)

Personnages :

AMIS.
AMILLE.
Le roi.
La reine.
La fille du roi.
Le comte GRIMAUT.
YTIER, écuyer.
Le paumier ou pèlerin.
HARDRÉ.
Le sergent d'armes.
Le messager.
GOMBAUT.
BERNARD.
DIEU.
L'ANGE.
HENRI, l'écuyer.
La demoiselle.
SAINT MICHEL.
NOTRE-DAME.
SAINT GABRIEL.

 


SCÈNE PREMIERE

 

AMIS. - Sire Dieu, père omnipotent, on dit que l'homme parvient toujours à réaliser ce qu'il désire : ce n'est pas mon cas. Depuis sept ans, en effet, je ne cesse de chercher Amille, parce que souvent j'ai entendu parler de cet homme, et dire qu'il me ressemble de corsage, de démarche, de langage, d'état, de maintien ; oh ! très doux Jésus, je tiens que si je pouvais le trouver, j'aurais satisfait mon désir...


LE PELERIN. - Sire, donnez, s'il vous plaît, voire aumône à un pauvre pèlerin. Que Dieu qui est là-haut sur son trône vous soit miséricordieux et doux !


AMIS. - Mon ami, veuillez me dire d'où vous venez.


LE PÈLERIN. - Sire, sachez en vérité que je viens tout droit du Saint Sépulcre ; j'ai passé par maint détroit, Dieu le sait, sire !


AMIS. - Pèlerin, me saurais-tu dire, puisque tu as été en tant de lieux, la vérité sur un homme que je cherche ? Il se nomme Amille, et il me ressemble, dit-on, de maintien, de corps et de visage. Si tu peux me renseigner sur lui, je te ferai du bien.


LE PELERIN. - Je vous renseignerai volontiers, sire, mais, ne vous déplaise, sachez que depuis la terre d'Asie je ne vis créature humaine qui vous ressemblât de figure autant qu'un homme que je vis hier ; car il était de votre taille, cher sire, et de votre façon, tellement que je me demande si vous n'êtes pas celui-là. Si j'ai dit vrai, dites-le-moi.


AMIS. - Nenni, pèlerin, par ma foi. Jamais tu ne m'as va. Eh Dieu, de quel côté va-t-il maintenant, celui que lu dis ?


LE PELERIN. - Sire, il s'en va devers Paris. Je crois que c'est celui que vous cherchez. Si vous vous hâtez, vous l'atteindrez, je n'en doute point.


AMIS. - Je n'ai point d'argent monnayé, ami pèlerin ; mais je te donne cet anneau qui est bel et bon : sache que, quand tu le voudras vendre, tu en auras deux marcs d'argent. Sois-en sûr.

 

Le pèlerin s'éloigne après avoir remercié.



SCÈNE II



AMILLE. - Eh Dieu ! finirai-je jamais de chercher celui où j'ai mis mon cœur et mon amour ? C'est Amis que jamais je ne vis de ma vie et cependant je ne désire rien tant que de le voir. Il m'a fait bien peiner et travailler et veiller mainte nuit. Il faut que je me repose un peu ici, car je suis si fatigué que je n'en puis plus, ma foi ! Et j'attendrai cet homme, que je vois venir là et je saurai de lui s'il peut me renseigner sur celui que je cherche.


AMIS. - Dieu vous garde de chagrin, sire. Vous êtes, je crois, fatigué. S'il vous plaît, veuillez me dire où vous allez.


AMILLE. - Sire, si gentiment vous me le demandez, que je réponds : ne vous déplaise, je peux être à Paris avant la nuit demain.


AMIS. - Eh ! mon cher ami, puis-je vous poser une autre question sans vous importuner ?


AMILLE. - Sire, je vous trouve gracieux, demandez-moi ce qui vous plaira, et davantage ; je ferai ce que vous commanderez.


AMIS. - Sire, pour l'amour de Dieu le vrai, je demande à savoir votre nom; après, dites-moi franchement qui vous êtes.


AMILLE. - Sire, écoutez-moi donc sans débat. Je vous dirai vrai comme Évangile que l'on m'appelle Amille. Depuis sept ans je cherche par-ci par-là un homme qui a nom Amis, car je suis en peine de le voir parce qu'on m'a dit maintes fois qu'il me ressemble en tous points, sans contredite Dieu veuille que nous puissions nous voir ensemble.


AMIS. - Sire, embrassez-moi sans plus tarder, puisque vous êtes nommé Amille. Certes, pour vous voir j'ai passé par mainte ville et par maints sentiers depuis sept ans, moi aussi. Enfin je vous ai trouvé, Dieu merci. Je ne vous quitterai pas maintenant sans vous avoir promis foi et loyauté jusqu'à la mort.


Ils s'embrassent.


AMILLE. - Cher ami, je m'y engage de même, et jusqu'à la fin de ma vie, je vous jure que je ne vous manquerai pas. Puisque Dieu m'a fait vous trouver regardons maintenant comment nous pourrons nous donner des preuves de notre valeur.


AMIS. - Comment ? Nous irons à Paris (aussi bien vous vous y dirigez) pour savoir si nous serons reçus du roi, car il a grande guerre. Allons ! hâtons-nous d'y aller ; compagnon Amille.


AMILLE. - Amis, bien me plaît, par saint Gilles ! Allons donc, beau compagnon, allons !


Ils arrivent à Paris.


Dieu merci ! nous avons tant marché que nous sommes en la ville de Paris et pouvons voir en face le roi et ses hommes.


AMIS. - Cher compagnon, nous deux, la main dans la main, allons nous présenter à lui. S'il nous retient, nous ne pouvons qu'y gagner.


AMILLE. - Allons, Amis ; vous avez raison.

 


SCÈNE III



AMILLE. - Sire, Dieu vous donne bonne vie et à toute votre baronnie que nous voyons ici !


LE ROI. - Bienvenus soyez, seigneurs compagnons, que voulez-vous me dire ?


AMIS. - Nous venons à vous, très cher sire, savoir si vous avez besoin de nous qui sommes soldats : nous sommes gens d'armes.


LE ROI. - Seigneurs, vîtes-vous jamais deux hommes se ressemblant à ce point ? Par le glorieux rot céleste ! Je crois que non !


HARDRÉ. - Pour ma part, je ne le vis en aucun pays.


LE COMTE GRIMAUT. - Sire, je suis tout ébahi de ce qu'ils se ressemblent en tous points, de visage et de corps. Je suis d'avis que vous les receviez, car chacun d'eux est bien taillé pour valoir un homme.


UN SERGENT D'ARMES. - Valoir ! par saint Pierre de Rome ! Je ne vis il y a longtemps d'hommes mieux doués, s'ils sont de fait et de cœur tels qu'ils semblent être.


LE MESSAGER. - Sire, sans plus de délai, faites armer vos gens tantôt, car deçà le bois de Saint-Cloud, vous avez des ennemis sans nombre, qui se sont déjà mis en marche et se préparent à vous assaillir ; ils ne doutent pas de vous prendre aujourd'hui.


LE ROI. - En avant ! beaux seigneurs ! Sans attendre, allez- vous-en à leur rencontre, et faites qu'ils soient refoulés. J'ai encore par cette ville plus de dix mille gens d'armes. Messager, va partout crier à haute
voix que tous sortent, sans retard.


Amille et Amis vont combattre les ennemis, qui sont vaincusen grande partie grâce à leur vaillance, et le messager vientannoncer la victoire au roi.



SCENE IV


LE MESSAGER. - Oui, Sire, par le Dieu de paradis, n'en ayez nul doute, j'ai vu toute l'affaire ; et de la bataille ont le prix Amille et Amis, car ils ont fait prisonniers Gombaut et le comte Bernard. Nul n'a fait plus grand carnage de gens, c'est merveille de voir comme ils sont preux. Sur l'heure, vous allez les voir venir, chacun tenant son prisonnier.


LE ROI. - Pour cette bonne nouvelle, je te ferai donner cent livres tournois. Je ne fus pas aussi joyeux depuis trois mois comme de savoir que Gombaut est pris. Par mon chef ! Ceux qui les ont pris, j'en ferai de grands personnages.


Gombaut et Bernard sont jetés en prison et le roi songe à récompenser Amis et Amille.



SCENE V


HARDRÉ. - Sire, si vous me croyez, vous donnerez sans hésiter ma fille Lubias à Amis : vous lui ferez un beau don, car elle est si belle femme que rien n'y manque, et elle est en outre dame de Blaye et tient la comté en légitime héritage, vous le savez.


Le comte Grimaut approuve et le roi donne pour épouse la fille d'Hardré, Lubias, comtesse de Blaye, à Amis. On s'occupe aussitôt dés noces qui auront lieu à Blaye.



SCÈNE VI
 


LA REINE, s'adressant à la princesse sa fille. - Belle fille, il me prend envie d'aller vers Monseigneur le roi. Allons-y, vous et moi. Nous saurons si c'est vrai qu'il prépare noces et mariage, comme on me l'a dit.


LA FILLE. - Chère mère, d'un cœur modeste à votre désir j’obéirai.

 

Elles vont trouver le roi.

 


SCÈNE VII

Dans une chambre du palais.


LA REINE, au roi. - Mon très cher seigneur débonnaire, nous vous venons toutes deux voir et vous demander s'il est vrai que vous avez fait un mariage. De qui s'agit-il ? Faites-je-moi savoir, s'il vous agrée.


LE R0I. - Dame, ce n'est pas chose secrète. Amis prend Lubias pour femme ; et il le mérite bien, car il est preux, hardi et fort : c'est en partie par ses exploits qu'ont été pris mes ennemis. Pour cela je l'ai mis en tel état qu'il sera comte.


LA REINE. - Vous avez bien fait : vous n'en aurez jamais honte, à mon avis.


LE COMTE GRIMAUT. - Certes, c'est un bon chevalier et courtois ; il n'est ni félon ni hargneux, non plus que son compagnon, qui a aussi beaucoup de mérite.


LA FILLE. - Qui est-il, messire Grimaut, si Dieu vous garde ?


LE COMTE GRIMAUT. - C'est un homme de si belle allure qu'il est digne des plus grands honneurs. En lui sont toutes bonnes qualités. Il a sens, force, loyauté ; il est courageux autant qu'on peut l'être, et c'est un bel homme.


LA FILLE. - Sire, par saint Pierre de Rome ! On n'en doit que mieux l'aimer. Un tel chevalier, tout le monde doit l'estimer.


LE COMTE GRIMAUT. - Si lui et son compagnon n'étaient pas venus ici, par saint Ruffin, la guerre n'aurait pas été menée à fin, comme elle l'est maintenant.



SCÈNE VIII


HARDRÉ. - Mon cher seigneur, le Roi de gloire vous soit à vous et à nous tous ami. Nous avons fait les noces d'Amis, je vous assure qu'elles furent grandes et belles ; et certes il y avait des dames et des jeunes filles, et des nobles à foison !... Mais il faut aussi penser à Amille, mon cher seigneur.


LE ROI. - Vous avez raison, par saint Riquier ! Il faut nous en soucier.


LA FILLE. - Messire Grimaut, ce chevalier que je vois là-bas, quel est-il ? Il semble bien gentilhomme, si Dieu m'assiste !


LE COMTE GRIMAUT. - C'est celui que je vous louais tant tout à l'heure, madame.


LA FILLE. - Sur mon âme, il est bien digne d'être loué, car il est gracieux et doux. (Au roi.) Mon très cher seigneur, vous plaît-il que ce chevalier-ci me tienne compagnie et vienne avec moi ? J'ai un peu à faire dans ma chambre ; ne doutez pas que je ne revienne ici sans délai.


LE ROI. - J'y consens. Cela me plaît. Allez où bon vous semble, ma gentille fille.


LA FILLE. - Amille, venez sans attendre me tenir compagnie.


AMILLE. - Dame, volontiers, par ma foi, je vous suivrai où vous voudrez.


LA FILLE. - Sire Amille, vous pourrez, si vous voulez, être bientôt un grand personnage. Voici pourquoi : vous êtes maître, s'il vous plaît, de mon cœur et de tout mon amour : à cause de vous je ne puis plus dormir, mais jour et nuit mes pensées s'attachent si fort à vous qu'il n'est un homme, sachez-le, que j'aime autant que vous : aussi je suis prête à faire toutes vos volontés.


AMILLE. - Dame, il échoit souvent grandes pertes à ceux qui pensent avoir grand gain. Si vous m'aimez tant que vous dites, c'est à votre grâce bénigne que je le dois, non pas à mon mérite. Mais Dieu veuille me mettre en garde contre le désir de vous épouser, car vous serez un jour comtesse, ou aussi grande dame qu'une duchesse, et moi, je n'ai rien que l'éperon sans autre chose que le nom de chevalier !


LA FILLE. - Amille, vous devez savoir que votre amour m'a fortement piquée, puisqu'il m'a amenée à vous ouvrir mon cœur ; mais parce que vous êtes sage, vous me refusez courtoisement. Je ne sais pas si vous rusez ; mais je pense qu'il viendra un jour où en nous deux il n'y aura plus qu'un seul vouloir.


AMILLE. - Je voudrais bien, certes, avoir assez de mérite pour pouvoir vous servir, à votre gré et à mon honneur.


LA FILLE. - Retournons vers le roi. Laissons en paix cette affaire.


Amille et la princesse reviennent auprès du roi, qui ne semble pas du tout voir d'un mauvais œil l'intimité de sa fille avec le beau et brave chevalier Amille. Cependant celui-ci fait tout ce qu'il peut, mais en vain, pour se dérober à l'amour de la princesse. Elle le poursuit tellement, que Hardré, qui a épié les deux jeunes gens, n'hésite pas à aller dénoncer au roi la conduite d'Amille, alors que c'est là princesse qui est venue littéralement se jeter dans les bras du jeune homme. Il en prévient d'ailleurs Amille.



SCÈNE IX


HARDRÉ. - Amille ; vous pouvez bien dire que pour solde vous avez pris le trésor le plus précieux que possédait le roi. Je n'en doute mie, vous avez sa fille pour amie. Je vois assez voire contenance. Mais, par la foi qu'à Dieu je dois, le roi, mon seigneur, le saura...


AMILLE. - Sire Hardré, pour Dieu, merci ! Veuillez ne rien dire et je m'offre à faire ce que vous voudrez.


HARDRÉ. - Vous n'en serez pas quitte ainsi. Au roi maintenant je m'en irai et je lui conterai la chose...



SCÈNE X



Amille, désespéré, avertit la princesse de la dénonciation que va faire Hardré. Elle, qui pense bien que tout cela se terminera par un mariage, ne s'émeut pas du tout.


LA FILLE. - Sire, prenez confiance en vous comme un chevalier hardi et preux que vous êtes. Chacun sait que Hardré n'est pas brave. Prenez contre lui champ de bataille, s'il vous accuse ; et qu'ensuite cela aille entre vous deux comme cela pourra aller. Je pense que Dieu vous aidera certainement.

 


SCÈNE X

,

Amille n'est cependant pas très rassuré, lorsque le roi le met
en demeure de prouver son innocence en combattant en champ clos avec Hardré, l'accusateur.


Hardré prend comme otage ou assesseur le comte Grimaut et le roi demande à Amille de désigner le sien.


AMILLE. - Sire, je suis un chevalier, qui suis né en pays étranger ; je n'ai ici aucun ami ; mais si vous m'en donnez la permission, sur l'heure je me mettrai en route pour aller en chercher un.


HARDRÉ. - Mon cher seigneur, s'il peut, il évitera la guerre sans coup férir : certainement il s'enfuira, s'il a votre permission.


LE ROI. - Je n'ai pas l'intention de la lui donner. Amille, je vous fais savoir qu'avant de partir d'ici, il vous faut avoir des otages.


Amille répond qu'il n'a pas sur place d'amis pour l'assister. Alors la reine et la princesse se portent comme ses otages et les garantes de son retour.



SCÈNE XII

 

Amille s'en va donc trouver Amis, qui précisément se désolait de ne pas le voir. Ils se rencontrent sur le chemin.


AMIS. - Amille, mon cher et doux ami, sachez que je m'en venais tout droit à vous, car de vous j'étais en grande inquiétude pour un songe que je fis avant- hier et dont je suis en grand émoi. Un lion vous avait fendu le côté, et le sang en sortait si fort que vous en aviez jusqu'aux talons. Et puis ce lion devenait un homme, que l'on appelait Hardré, à ce qu'il me sembla. Et je venais sans tarder pour vous tirer de ce méchef, et je coupais la tête d'Hardré. Je vous dis vrai.


AMILLE. - Cher compagnon, je vous fais savoir que je m'en allais aussi vers vous ; voici pourquoi, mon doux ami : la fille du roi s'en vint à moi l'autre jour et me requit de devenir son ami... J'eus beau lui résister, Hardré nous a surpris ensemble et alla tout raconter au roi. Je lui ai nié le fait, et il m'a donné gage de bataille, car il se fait fort de prouver mon crime. Et je ne rentrerai pas à la cour pour le combattre, car j'ai tort, et je crains bien que si je me mets à combattre ayant tort, je ne tombe de haut en bas en grande honte.


AMIS. - Et qui est pour vous en otage ? N'y a-t-il personne ?


AMILLE. - Si, la reine et sa fille. Et sachez que je n'ai pu avoir d'autre caution. Encore le firent-elles par pitié, cher ami, parce qu'elles virent qu’ayant beau prier et supplier, personne ne voulait me servir de garant auprès du roi.

AMIS, à son écuyer. - Ytier, je me fie à toi. Aux environs, tu iras te loger secrètement, toi et Amille, en quelque ville, et je te défends, si tu as de l'amitié pour moi, et selon le serment que tu m'as fait, de rien laisser savoir à personne.


YTIER. - Personne n'en saura rien, mon cher seigneur.


AMIS. - Cher compagnon, sans prêcher davantage, veuillez m'embrasser et baiser, et puis allez vous mettre à l’aise car je vous fais maintenant savoir que pour vous j'irai soutenir le gage. Il n'y a nul homme, tant habite soit-il, qui sache mettre différence de moi à vous.


AMILLE. - Grand merci, très cher et doux ami. Adieu ; la sainte Trinité vous veuille par sa bonté garder de mal !


AMIS. - Et vous aussi, compagnon loyal. Adieu, je m'en vais sans plus attendre. Je sais bien où je dois prendre vos armes et votre destrier.



SCÈNE XIII


A la cour.



HARDRÉ. - Sire, je vous dis dès l'autre jour, au sujet d'Amille, il m'en souvient bien, que son défi n'était pas sérieux. C'est aujourd'hui que devait être livrée la bataille entre nous deux. Me voici tout prêt. Mais je pense qu'il s'est enfui, car on ne l'a pas vu depuis trois semaines, je vous l'assure. Et s'il en est ainsi, je demande qu'on fasse justice de ses otages.

 

LA REINE. - Hardré, prenez garde qu'une parole de bien ne sorte de votre bouche. Ayez patience.


HARDRÉ. - Je crois que nous ne sommes pas près de le voir, par le Roi très haut ! Il est déjà plus que prime. Certes, une grande folie vous vint à l'esprit quand vous vous fîtes sa caution ; car je crains bien par aventure que vous n'en soyez sûrement mise à mort, Dame, si l'on vous fait raison et qu'on veut soutenir droite justice.


LE ROI. - Hardré, je ne suis pas si niais que je ne la veuille soutenir ; selon ce qui arrivera, je verrai ce que je dois faire.


AMIS, se présentant devant la reine. - De joie et d'honneur, mes nobles dames, vous veuille pourvoir maintenant et de mieux en mieux le Dieu d'en haut.


LA REINE. - Amille, soyez le bienvenu. Certes j'ai bien craint de ne pas vous revoir ici, et Hardré le disait aussi, c'est pourquoi il me menaçait de mort très méchamment.


LA FILLE. - Mon cher ami, certainement il nous a si épouvantées que nous étions tout éplorées à cause de ce traître.


AMIS. - Dame, je le pense mettre aujourd'hui en tel titre et en tel angle que je lui abattrai tout d'un coup sa jactance.


LA REINE. - Cher ami, nous perdons du temps; allons-nous en trouver le roi, sans attendre.


Au roi.


Mon cher seigneur, je vous présente Amille prêt à combattre avec Hardré et de réfuter ce qu'il a dit.


HARDRÉ. - Sire, il n'y a plus de contredit. Je suis tout prêt, je vais monter à cheval ; puisque j'ai raison, je ne dois rien craindre de lui.


AMIS. - Si vous le voulez bien, Monseigneur, vous me permettrez d'aller chercher mon cheval. Je reviens sur-le-champ, prêt à combattre.


LE ROI. - Allez, je ne puis que vous y autoriser, ce n'est que justice.


LE COMTE GRIMAUT. - Sire, je ne sais si du côté d'Amille, il pourrait y avoir trahison. Je ne crois pas qu'il osât se mettre en lice, s'il pensait avoir tort. Quant à Hardré, on sait bien qu'il est volontiers querelleur, et n'est pas honteux de mentir quelquefois.


LE ROI. - Grimaut, que sainte Foi m'aide ! Je ne sais ; mais quand ils seront en lice, jamais ils n'en sortiront sans avoir combattu, soyez-en sûr, tant que l'un d'eux soit vaincu. Et celui qui sera vaincu, je vous promets, sera pendu. Que nul n'en doute.


HARDRÉ. - Mon cher seigneur, je suis venu tout prêt pour faire mon devoir ; aussi je requiers d'avoir jugement contre ma parité, puisqu'elle n'est pas ici, et je dis que vous devez ainsi juger pour moi.


LE ROI. - Je ne le ferai pas, car je vois venir votre adversaire pour se défendre !


AMIS. - Mon cher seigneur, veuillez m'entendre. Voici Hardré; s'il veut rien dire contre moi, je suis tout prêt, sire, à combattre contre lui.


LE ROI. - Allons, paix ! Il n'y a plus à discuter là-dessus. Pour cause vous avez affaire à lui. Hardré, Hardré, levez la main. Vous jurez Dieu, qui vous créa et par sa mort vous recréa ; par le baptême, que vous reçûtes et par le saint chrême, que vous eûtes, quand vous fûtes fait chrétien, que vous avez vu de fait Amille, qui est ici, avec ma fille. En est-il ainsi ?


HARDRÉ. - Oui, par les Saints, qui sont ici et dans tout le monde !


AMIS. - Sire roi, Dieu me confonde si jamais je me trouvai avec elle...


LE ROI. - En avant donc ! Je veux sans attendre que vous descendiez à pied tous deux, et quelque joie ou quelque deuil qu'en ressentent les gens, que vous combattiez ensemble.


HARDRÉ. - Faux parjure, avant que j'en vienne aux mains avec toi, je le conseille de te rendre à moi et de demander grâce et pardon, tu feras bien.


AMIS. - Traître, je n'en ferai rien. Tu m'as défié, défends-toi, car tu auras de ma part ce coup premièrement.


Il le frappe.


HARDRÉ. - Il te sera rendu, vraiment ; avant que je parte d'ici. Tiens ! dis-moi si ce coup aussi est bon ou mauvais.


AMIS. - Certes, traître déloyal, tu m'as frappé fort sur mon écu ; mais je te vaincrai avant que cette bataille cesse. Tiens cela ! et dis-moi vraiment, qu'est- ce ? En fais-tu cas ?


HARDRÉ. - Je n'ai pas été depuis longtemps accoutumé à être ainsi servi, par saint Gilles ! Mais vous me parlerez, Amille, d'autre manière !


AMIS. - Je finirai bientôt ce combat ; tu ne m'échapperas pas, faux traître. Tiens ! c'est fait : puisque je te vois tombé à l'envers, mon affaire s'avance. Je veux te monter sur la panse pour t'occire.


LE ROI. - En ce point, Amille, beau sire, sachez si auparavant il ne dira rien et s'il ne vous demandera pas merci.


AMIS. - Traître, avant que ta vie ne finisse, rends-toi confus, crie merci, ou tu mourras honteusement ici, je te le promets.


LE ROI. - Que dit-il ?


AMIS. - Rien, et il n'oppose plus nulle défense.


LE ROI. - Allez outre, car je ne pense mettre nul délai à sa mort.


AMIS. - Puisque de toi, Hardré, je suis maître, je t'ôterai ce heaume-ci et je te couperai la tête. (Il lui enlève son heaume.) Mais regardez ! je n'en ferai rien, car je vois qu'il est mort. Monseigneur le roi, il ne m'est plus besoin de combattre davantage ; je vous rends Hardré mort : il n'y a plus à discuter.


LE ROI. - Amille, je vous tiens comme chevalier loyal et preux : c'est juste. Griffon, va sans tarder trouver le roi des Ribauds et dis-lui de ma part que ses gens et lui prennent Hardré en cette place, et le mènent au gibet pour qu'il y soit pendu.


AMIS. - Dieu merci, maintenant vous êtes quittes, mesdames, de la mort, dont on vous menaçait. Pour moi, c'eût été dommage qu'il en fût ainsi.


LA REINE. - Vous dites vrai. Je remercie Dieu que la chose aille ainsi. Jamais rien ne m'affligea tant que les menaces que me fit Hardré. Il m'a fait fortement pleurer. Dieu lui pardonne !


LA FILLE, montrant le cadavre. - Vois, vois ! Il est bien en ce point ; laissons-le tranquille.


AMIS. - Sire, pour acquitter ma foi, s'il vous plaît, vous me donnerez congé. Mesdames, vous ferez de même, car quand je laissai mon compagnon, je lui fis la promesse que, si j'avais terminé le combat, aussitôt je m'en irais vers lui, sans séjourner.


LE COMTE GRIMAUT, au roi. - Cher sire, je veux vous faire remarquer un point. Jamais il ne reçut de vous nul bienfait. Et s'il s'en va ainsi, je crains que jamais de sa vie il n'ait nulle envie de vous revoir. Prenez-y garde.


LE ROI. - Par ma foi, c'est à quoi je songe, Grimaut, et vous avez raison. Amille, je vous fais savoir que je vous veux donner ma fille pour récompenser vos exploits, et vous serez comte de Riviers. Qu'en dites-vous, mon cher ami, et vous, ma compagnie ?


LA REINE. - Mon cher seigneur, ce sera pour le mieux. Vous n'en serez pas raisonnablement blâmé, car il est chevalier d'élite et de prise.


LE COMTE GRIMAUT. - Dame, c'est vrai, on le sait bien, car il a accompli un grand nombre de hauts faits, et il a toujours été sans médire et sans méfaire.


AMIS. - Vous parlez à plaisir, et c'est, sire, bonté de votre part. Mais entendez, mon doux seigneur : il vous plaira avant toute chose que j'aille chercher mon compagnon; il saura le résultat de ma bataille et le grand honneur que vous m'offrez. Qu'il vous plaise donc, sire, et souffrez qu'il en soit ainsi.


LE ROI. - Non, non. Avant que vous partiez d'ici, Amille, ma fille vous sera fiancée ; et puis après Vous irez tout à loisir chercher votre ami.

 

LE COMTE GRIMAUT. - Amille, faites son plaisir sans le contredire.


AMIS. - Allons ! De par Dieu notre sire ! Que ce soit sans attendre !


LE ROI. - Or çà, ma fille, voici ma décision : vous aurez Amille pour seigneur. Je ne lui puis faire un honneur plus grand. Çà, votre main ! Et vous la vôtre ! Vous jurez par la patenôtre et par la foi que vous devez à Dieu, que vous prendrez pour femme ma fille que vous voyez ici.


AMIS. - Sire, je vous jure par mon âme que je le ferai, sitôt que je serai revenu d'auprès de mon ami, que je vais chercher. Mais qu'il vous plaise que j'y aille !


LE ROI. - Je vois bien que vous ne serez pas aise, si vous ne l'avez pas retrouvé : allez le chercher, et ne séjournez en sa terre pas longuement.

 

AMIS. - Nenni, monseigneur, vraiment, n'en doutez pas !


 


SCÈNE XIV


Dans une autre partie du théâtre.



AMILLE. - Ytier, ami, je suis trop inquiet d'Amis, mon loyal compagnon. En Hardré il a un chien si félon et si traître en vérité, lui et sa parenté, que j'en suis encore plus marri. Tirons un peu vers Paris, je t'en prie, et enquérons-nous auprès de ceux que nous verrons venir de ce côté.


YTIER. - Vous dites bien, Dieu me garde ! Sire, et loyalement vous parlez en ami. Allez devant, je vous suivrai.



SCÈNE XV


Dans le paradis.
 


DIEU. - Gabriel, va-t'en sans délai vers le comte Amis, que je vois aller là-bas, et dis-lui qu'il sera lépreux pour avoir menti sa foi, et que je veux qu'il se châtie d'une telle action.


L'ANGE vient trouver Amis. - Amis, Amis, sache en vérité que parce que tu as fait un serment qui ne peut être honnêtement tenu et sans violer la loi, c'est d'épouser ta fille du roi, Dieu te mande que bientôt tu seras lépreux...


AMIS. - Ah ! Dieu, qui sièges là-haut et vois au loin, comme tu es parfait en bonté, sire, si j'ai commis une mauvaise action par non-sens, je te requiers grâce, mais de toute façon je ne requiers rien qui ne soit d'abord conforme à ta volonté, Père des cieux.



SCÈNE XVI


Sur la route.



AMILLE. - Ytier, Ytier, je vois de mes yeux venir mon compagnon, ton maître. Je vais aller à sa rencontre. Très cher ami, loyal compagnon, embrassez-moi de vos deux mains, et dites-moi sans tarder comment est allée la besogne, je vous en prie.


AMIS. - Cher compagnon, quand je m'offris pour vous, Hardré était devant le roi. Il demandait défaut contre vous, et disait que l'heure était passée de venir à votre journée. Néanmoins en champ nous avons été et je l'ai occis, en vérité, Par là, j'ai tant plu aux barons qu'ils ont décidé le roi à me faire jurer sur ma foi que j'épouserais sa fille. Vous irez donc, cher compagnon, et vous l'épouserez ; et cependant je m'en retournerai à Blaye. Mais je veux vous dire une chose. Voici deux hanaps tout pareils que j'ai fait faire pour nous deux. Vous garderez celui-ci pour l'amour de moi tous les jours que vous vivrez, et moi je garderai celui-là, afin que s'il arrivait que l'un eût besoin de l'autre ou qu'il se transportât si loin que nous ne nous vissions de longtemps, par ce moyen nous puissions nous reconnaître.

AMILLE. - Vous avez agi en ami loyal, certes, Amis.


AMIS. - J'ai toujours et mettrai encore toute ma peine à agir ainsi, Amille. Mais allons! il vous convient d'Aller à la bonne ville de Paris et moi à Blaye, Séparons-nous donc.


AMILLE. - Adieu, compagnon loyal et doux. Celte séparation ne peut se faire sans que j'aie les larmes aux yeux. Adieu, Ytier ; garde ton maître. C'est fait, il faut que je me mette en chemin jusqu'à ce que j'arrive à la cour.



SCÈNE XVII



AMILLE arrive à Paris devant la cour. - Mon cher seigneur, Dieu vous maintienne, ainsi que Madame et la compagnie, en santé et longue vie, par son plaisir !


LE ROI. - Amille, soyez le bienvenu. Vous êtes-vous bien porté depuis votre départ ? Que fait Amis ? Viendra-t-il point par ici ?


AMILLE. - Nenni, sire, car il a là-bas trop grande besogne à faire, qu'il ne peut laisser sans se causer dommage et tort.


LA REINE. - Sire, il nous faut penser et sans tarder comment nos noces se feront et en quel lieu on les célébrera, ici ou ailleurs.


LE COMTE GRIMAUT. - Les dépenses seront ici plus grandes pour les chevaliers qui viendront, qu'elles ne seront en une autre ville : c'est mon avis.


LE ROI. - Nous ferons ainsi, je l'approuve ; nous irons tous ensemble à Riviers et nous y ferons les noces et je mettrai Amille en possession de la comté et de la ville. Et encore j'ai la volonté de vous donner dès maintenant cet hôtel, sans hésiter, Amille, de sorte que, quand, de près ou de loin, vous viendrez à Paris, vous trouviez hôtel, où vous puissiez loger sans nul désagrément.


AMILLE. - Merci, mon cher seigneur, assez de fois.


LE ROI. - Çà, mettons-nous en route avant qu'il soit plus tard.


LE COMTE GRIMAUT. - Sire, allons, que Dieu nous protège ! Amille, mettez-vous à. |a droite de ma dame et je me mettrai à la droite de votre femme, et monseigneur ira le premier. Griffon, vous qui êtes massier, ouvrez le chemin.


LE SERMENT D'ARMES. - Sus ! Sus ! ou, par le nom de Dieu vous aurez de cette masse-ci, ou vous ferez large et grande place au roi mon seigneur.


Il se passe quelque temps.



SCÈNE XVIII


Sur une route.



AMIS. - Eh Dieu, puissiez-vous m'accorder de voir bientôt la fin de ma vie, car ce n'est pour moi que peine et souffrance d'être en ce siècle encore vivant, quand je songe au temps passé et qu'à présent je vois que je n'ai plus un membre dont je puisse me servir ! Mes pieds ne me peuvent porter, mes yeux sont troubles, j'ai les bras et les mains également
abîmés et souillés par la lèpre.

Las ! j'ai tout le corps si chétif qu'à peine puis-je dire un mot. Aussi, seigneur Dieu, je ne vous demande que la mort.


YTIER. - Par ma foi, sire, vous avez tort de souhaiter ainsi votre fin ; pensez que Dieu est pour vous un ami dévoué, quand il vous frappe ainsi, et cessez de vous plaindre, mon cher seigneur.


AMIS. - Et comment cesser, Ytier ? Il y a fort à faire, par ma foi ! Et je t'en dirai la raison : quand je pense à la cruauté et à |a grande déloyauté que m'a faite Lubias, ta dame, qui, si elle eût été pour moi une vraie femme et telle qu'il convenait, je n'en serais pas réduit à mendier par le pays. Et je suis tout ébahi qu'elle ait été la première à faire savoir mon mal à tout !e monde. Il m'a donc fallu aller habiter loin des gens, hors de la ville, en une maison abandonnée et misérable, où elle m'a laissé mourir de faim ; et puis elle a tant machiné qu'il me faut maintenant partir comme un pauvre étranger piteux ; et après, tu sais que la fortune m'est si cruelle et si chiche que j'ai été laidement dépouillé par mes frères ; et pour accroître encore ma douleur, ils n'ont pas daigné me reconnaître. J'en ai le cœur tout affolé ! Aussi puisque ma femme par ses efforts m'a jeté hors de ma comté, et que mes frères m'ont renié, tous trois, qui tiennent beaucoup de biens qui sont à moi, puisque le monde enfin me repousse, je prie Dieu que sans délai il lui plaise de m'envoyer la mort. Personne en effet ne me voit sans en avoir au cœur grande horreur et je sens tant de douleur que je ne puis l'exprimer, car le mal que je souffre est sans pareil.


YTIER. - Sire, sire, je vous conseille d'aller jusqu'à la bonne ville de Paris et de savoir si Amille, votre bon ami, y sera. J'espère que grand bien nous fera, si nous le trouvons.


AMIS. - Hélas ! je suis si faible que je ne puis marcher. Pourtant je sais bien que si je pouvais aller à lui, je ne manquerais de rien, que je voulusse avoir.


YTIER. - Ne négligeons pas d'y aller, sire ; je vous conduirai bien et volontiers vous y mènerai, à aussi petites journées qu'il vous plaira. Allons ! dites-moi si nous irons.


AMIS. - Oui, vraiment, nous ferons ce chemin, quelque peine qu'il doive me faire. Allons ! mettons-nous en marche. Sur toi je m'appuierai pour avoir moins de fatigue. Te plaira-t-il ?


YTIER. - Allons, en route, de par Dieu ! Oui, allons par là.



SCÈNE XIX


Sur la route, près de Paris, Amille et sa femme.



AMILLE. - Dame, dame, nous approchons de Paris la bonne cité, je vois en vérité l'hôtel que votre père nous donna, quand il nous emmena à Riviers faire nos noces.


LA FILLE DU ROI. - Loué soit Dieu, puisque je me vois si près de Paris. Sachez que j'avais au cœur grand désir d'y arriver.


AMILLE. - Voici notre logement. Dame, entrez gaiement, désormais nous sommes en sûreté. Çà, damoiselle, avancez et amenez ces deux enfants; venez aussi, Henri.


HENRI L'ÉCUYER. - Sire, je ferai sans délai votre volonté.


LA DAMOISELLE. - Je veux asseoir ces deux enfants sur ce lit.


AMILLE. - Asseyons-nous, dame, un moment, et vous, Henri, sans tarder, allez nous quérir à manger tout de suite.



SCÈNE XX

Dans le paradis.


DIEU. - Michel, lève-toi sans délai et va savoir d'Amis s'il veut encore vivre en ce monde. S'il dit oui, annonce-lui qu'il fasse savoir secrètement à son cher compagnon, quand il l'aura trouvé et qu'il verra le moment convenable, que s'il avait le sang des deux fils d'Amis pour en laver son corps, il serait guéri.


MICHEL. - Vrai Dieu, je ferai ce que vous me commandez.



SCÈNE XXI

Sur la route de Paris.



AMIS. - Ytier, mon ami, j'ai trop grand faim, et je m'assoirais volontiers. S'il te plaisait pendant ce temps d'aller prier ces bonnes gens qu'ils veuillent bien m'envoyer un peu de leurs vivres, tu serais mon cher ami et tu ferais bien vraiment.


YTIER. - Tandis que vous serez assis tranquillement, je vous irai chercher quelque pitance.


Aux gens.


Douces gens, je vous viens requérir, pour Dieu, un peu de vos vivres pour ce lépreux-là, qui a grand appétit.


MICHEL. - Amis, as-tu encore grand cœur à vivre en ce monde ?


AMIS. - Si à Dieu, en qui abondent tous biens, il plaisait que je fusse guéri, je voudrais bien vivre encore. Mais je te prie qu'il me délivre de la vie et me mette hors du monde, si je ne dois plus recouvrer la santé.


MICHEL. - Eh bien, je le fais savoir de la part de Dieu, dont je suis le messager (retiens bien mes paroles, tu seras sage), que, quand tu auras trouvé Amille et tu le tiendras en particulier, tu lui dises que s'il te voulait guérir, il te faudrait avoir le sang de ses deux fils, et qu'ainsi ta chair sera tout à fait purifiée et guérie.


AMIS. - Ah ! Doux esprit ! comme ta voix m'a causé une grande consolation et donné un grand renouvellement de confiance.


YTIER. - Sire, tenez, maintenant mangez bien, voici de quoi.


AMIS. - Je ne pourrai, Ytier, ma foi ! Le repos m'a repu. Nous voilà pourvu pour le souper. Allons nous-en.

 


SCÈNE XXII

A l'hôtel d'Amille.


L'ÉCUYER HENRI. - Damoiselle, avancez ; allez vite chercher une nappe. Je vais dresser la table aussitôt, il en est temps.

 

LA DAMOISELLE. - Henri, voici une nappe belle et blanche, qui sent bon comme pervenche. Étendez-la.


Il prépare le couvert.


HENRI. - Monseigneur, quand il vous plaira, venez dîner.


AMILLE. - Dame, allons nous asseoir : trop jeûner n'est pas bon,


LA FILLE DU ROI. - Ma foi, monseigneur, ce ne l'est pas en effet, Allons nous asseoir.



SCÈNE XXIII


Amis et Ytier devant la maison d'Amille.



AMIS. - Ytier, vois-tu là ce manoir ? C'est l'hôtel que Charles donna à Amille quand il maria à lui sa fille.

 

YTIER. - Il ne l'a pas frappé ce jour-là d'une bille dans l’œil !


AMIS. - Par saint Sire de Corbeil, tu dis vrai : il est bon et bel. Laisse-mol, je te veux, comme lépreux faire cliqueter ma crécelle. Ah ! Monseigneur ! n'oubliez pas ce pauvre ladre.


AMILLE. - Henri, approche ; prends un pot plein de vin, je te le commande, et du pain et de la viande, et porte-le à ce ladre dehors, pour que Dieu nous soit miséricordieux au dernier jour.


HENRI. - Monseigneur, j'y vais sans tarder. (A Amis.) Frère, voici viande et pain. Si tu as un hanap, prends-le pour y mettre ce vin.


AMIS. - Cher ami, le doux roi céleste donne la joie des cieux à celui qui m'envoie par vous ces biens ! Posez cela ici, sire.


HENRI. - Eh ! Voyez ! pour un peu je dirais, que voici le hanap de Monseigneur ; il n'est ni plus petit ni plus grand, mais tout pareil.


AMIS. - Cher ami, je ne sais pas comment est le hanap de votre seigneur, mais je suis tout prêt à prouver que depuis longtemps, je vous dis bien, ce hanap-ci a été mien et l'est encore.


HENRI. - Frère, je m'en tais pour l'instant, mais vraiment il semble être celui de mon maître !

(A Amille.) Monseigneur, par le Roi céleste ! ce lépreux qui est à la porte boit à un bon hanap, dont il est porteur, et qui est d'argent, non pas de bois. Je pensais que c'était le vôtre, par sainte Foi !


AMILLE. - Dis-tu vrai ? Allons-y, moi-même je veux le voir. (A Amis.) Mon ami, Dieu vous donne son amour ! Où êtes-vous ?


AMIS. - Peu vous importe, doux seigneur. Vous voyez que je suis lépreux et incapable de rien faire. Tant y a — puis-je vous dire — que je m'en vais cherchant Amille, que je désire tant voir. Puisque je ne le trouve pas, s'il plaît à Dieu, je voudrais mourir.


AMILLE. - De vous baiser je ne me retiendrais pas, dusse- je en être mis à mort. Cher compagnon, vous êtes Amis : vous ne le pouvez nier, et vous ne pouvez me renier votre amour et votre foi.


AMIS. - Ah ! cher compagnon ! Quand je vous vois, je ne puis plus me retenir de pleurer. Certes, je ne pensais pas venir jusqu'ici.


AMILLE. - Loué soit Dieu qu'il en soit ainsi! (A Ytier.) Ami, prenez-le d'un côté, et vous, Henri, de l'autre, soutenez-le et amenez-le à l'hôtel ! je vais devant.


YTIER. - Allons ! Et suivons-le promptement.


AMIS. - Pour Dieu ! Menez-moi doucement, mes chers amis.


HENRI. - Sire, où vous plaît-il qu'il soit mis ? Dites-le- nous.


AMILLE. - Asseyez-le ici, mes doux amis, tant qu'il soit temps d'aller coucher. Compagnon loyal et cher ami, soyez ici le très bien venu. Comment êtes-vous resté si longtemps sans me voir ? J'en suis tout ébahi, ma foi, et ce n'est pas merveille !


AMIS. - Sire, ne vous déplaise, je n'ai pas pu mieux faire, j'ai trop eu de soucis depuis que je ne vous vis.


LA FILLE DU R0I. - Mon cher seigneur, dites-moi, dites, cet homme, que je vous vois honorer et fêter de bonne foi, qui est-il ?


AMILLE. - Dame, je peux bien vous le dire : c'est mon cher compagnon Amis, par qui Hardré fut mis à mort, Hardré, qui voulait vous faire mourir vous et votre mère, de mort amère, quand Amis pour moi fit la bataille. Faites-lui bonne mine, sans faute : vous y êtes tenue.


LA FILLE DU ROI. - Ah ! gentil chevalier honnête, comme je vous vis hardi et bon, quand vous coupâtes sous le menton la tête à Hardré le mauvais ! Ma mère et moi, vous nous avez sauvées de la mort. Vraiment je vous ferai bon accueil, et je vous donnerai le meilleur lit qui soit ici.


AMIS. - Dame, Dieu vous rende le bien que vous me ferez.


LA FILLE DU ROI. - Monseigneur, vous serez assez aimable pour me laisser, s'il vous plaît, aller ouïr la messe à l'église, avant qu'il y ait trop de foule ; et quand je serai revenue, je ferai fête à Amis, je vous le promets.


AMILLE, resté seul avec Amis. - Mon cher ami, dites-moi la. vérité (il n'y a ici que nous deux). Je vous vois affreusement lépreux, vous n'avez plu ni beauté ni couleur ; et je pense que vous souffrez grande douleur. Est-il rien qu'on puisse se procurer pour combattre voire mal et vous guérir ?


AMIS. - Sire, abstenez-vous de le demander, car il n'est rien qui puisse me guérir, j'ose bien le dire, qu'une chose, qui vous coûterait si cher que, certes, je redoute fort de vous la nommer !


AMILLE. - Cher compagnon, je veux vous sommer, par la foi que vous avez en moi, de me nommer ce remède, que vous savez, et qui peut être assez puissant pour vous guérir. Je vous en prie.


AMIS. - Sire, à votre gré je consens à le faire, bien que je parle malgré moi : de vos deux fils, que vous avez tout vivants, il me faudrait avoir le sang pour laver mon corps, afin de me rendre la santé ; autrement par nulle manière je ne puis être guéri, quoi qu'on puisse opérer et faire sur moi !


AMILLE. - Mon très cher ami débonnaire, vous m'avez dit une chose qui n'est pas petite à faire, mais que l'on doit beaucoup méditer : et cependant, sans tergiverser, puisque vous ne pouvez pas avoir guérison autrement, pour l'amour de vous, je les occirai et je vous apporterai leur sang bientôt Attendez-moi ici.



SCÈNE XXIV



Amille se rend à la chambre où sont les enfants.

 

AMILLE. - Sire Dieu, par votre merci, ne regardez pas mon crime ; mais soyez-moi doux et propice. Hélas ! mes enfants pleins de douceur, pour vous je dois avoir grande douleur comme père, si je n'ai tort, moi qui viens ici pour vous mettre à mort, sans que vous m'ayez en rien méfait. Aussi je peux bien dire qu'en ce fait, je suis moult cruel ! Mais quand je pense, d'autre part, à l'excellence d'amour que me montra celui pour lequel je fais cela, puisqu'il entra pour moi-même en champ de bataille, il ne me parait pas possible que je ne puisse le satisfaire. Après ce qu'il a consenti à faire pour moi, mettant moi-même de côté tout autre sentiment, je couperai la gorge à celui-ci, et en ce bassin je recevrai le sang, qui en sortira. (Il coupe la gorge au premier enfant.) C'est fait ! Jamais il ne parlera plus ! Il est vraiment trépassé, et il a jeté maintenant assez de sang. Or çà, il me faut acquitter de te mettre aussi à mort, beau fils : en gloire soit ton âme ! C'est fait ! Dieu ! quand ma femme, qui est leur mère, verra ce que j'ai fait, comme elle aura douleur amère au cœur ! Et il n'y aura rien d'étonnant. Puisque j'ai le sang, je veux aller réconforter mon compagnon.



SCÈNE XXV


 

AMILLE. - Amis, je viens vous guérir. Voici le sang de mes deux fils que j'ai occis, soyez-en sûr. Allons ! Je vous en frotterai par le visage et je verrai ce qu'il en résultera.


AMIS. - Qu'il soit fait comme il vous plaira, sire compagnon.


AMILLE. - Maintenant frottez-en aussi vos mains en haut, c'est bien.


AMIS. - Elles ne sont plus en si mauvais état qu'elles étaient tout à l'heure : la lèpre s'en va, tombant toute. Voyez, sire, comme elles sont belles : elles ne sont plus en rien celles d'un lépreux. Dieu me fait grâce.


AMILLE. - Amis, voire face est guérie de même. Frottez-en vous par tout le corps tant que vous en ayez ôté cette lèpre, qui vous tient.


AMIS. - Dieu merci ! Le corps me devient tout sain dès que j'ai touché le sang. Je n'ai ventre, côté ni flanc, jambes, cuisses ni autre membre, quel qu'il soit, qui n'ait recouvré la santé.


AMILLE. - Cher compagnon, de celle bonté nous remercierons le bon Dieu à l'église, où nous irons ensemble dès maintenant.


AMIS. - Ce serait grande inconvenance si d'humble cœur je ne le faisais. Par ma foi ! Mettons-nous en route pour y aller, sire.



SCÈNE XXVI


Dans le paradis, puis chez Amille.



DIEU. - Entendez ce que je veux dire : Mère, et vous, anges, descendez et chantez de votre mieux. Jusque chez Amille nous irons ; nous ferons revivre ses enfants, qu'il a occis en vérité pour rendre la santé à son ami, qui était lépreux.


NOTRE-DAME. - Fils, à cette action il convient de faire grâce. Car c'est la charité, qui l'a si fort ému, non pas le courroux qu'il ait eu envers ses enfants.


DIEU. - C'est vrai ; aussi je veux qu'ils soient rendus à la vie. En avant ! Chantez, mes amis, tout en allant.


GABRIEL. - Nous ferons ce qui vous plaira. Michel, chantons sans attendre.


Rondel.
Vrai Dieu, moult est excellente
Et de grand charité pleine
Votre bonté souveraine,
Car votre grâce présente
A toute personne humaine.
Vrai Dieu, moult est excellente,
Puisqu'elle a cœur et entente,
Et que à ce désir l'amène,
Que de vous servir se peine.
Vrai Dieu, etc.


DIEU. - Mère, je veux et ordonne que devant moi vous couchiez ces deux enfants morts, et que de vos mains les touchiez en sorte qu'ils recouvrent la vie.


NOTRE-DAME. - Fils, je ne vous dédierai pas. Je vais les loucher sans délai. — Enfants, par la puissance de Jésus, qui est et mon fils et mon père, que nulle plaie n'apparaisse en vous ; mais soyez vivants et en bon état, comme si vous n'eussiez pas subi la mort.


DIEU. - Nous avons fait notre devoir, allons-nous-en.


SAINT MICHEL. - Vrai Dieu, nous ferons de cœur votre commandement.


SAINT GABRIEL. - Oui, vraiment, Michel ; et nous terminerons notre rondeau d'une gentille voix :


Puisqu'elle a cœur et entente
Et qu'à ce désir l'amène,
Que de vous servir se peine,
Vrai Dieu, moult est excellente
Et de grand charité pleine
Votre bonté souveraine.

 

SCÈNE XXVII



LA FILLE DU ROI, mère des enfants. - Ah ! glorieuse Madeleine, je vois merveilles de mes yeux ! Pour Dieu, Seigneurs, dites-moi lequel est mon mari d'entre vous deux ? Vous êtes si semblables, d'extérieur, que je n'y sais mettre une différence. Duquel de vous deux puis-je être la femme ? Lequel est mon mari ?


AMILLE. - Pour certain, c'est moi, dame comtesse. Celui-ci est mon compagnon, Amis, que Dieu a remis en santé, comme vous voyez.


LA FILLE DU ROI. - Sire Dieu, soyez loué de cette haute Courtoisie ! Je n'eus jamais jour de ma vie joie si grande.


AMILLE. - Dame, ne soyez pas maintenant si pressée de vous réjouir. Voici pourquoi : j'ai occis vos deux fils, par ma foi ! — Je leur ai coupé la gorge à chacun et j'ai de leur sang lavé Amis ; c'est ce qui l'a guéri, mais pour eux nous avons bien cause d'être marris.


LA FILLE DU ROI. - Las ! dites-vous la vérité ?


AMILLE. - Par la sainte Trinité, je vous le jure ! Dame, c'est vrai !


HENRI L'ÊCUYER. - Marie, j'y courrai pour le savoir aussi vite que possible.


LA FILLE DU ROI. - Las ! Dolente ! que faire ! Las! Dolente ! Mes chers fils, en bien grande douleur pour votre mort est plongé mon pauvre corps ! Quand je songe à vos ébats et aux plaisirs que je prenais avec vous, mon cœur a bien perdu toute joie !


AMILLE. - Ma douce compagne et ma sœur, je vous conseille de vous consoler ; de votre deuil abstenez-vous ou je m'en irai si loin, par mon âme, que jamais, sachez-le bien, dame, vous ne me verrez.


LA FILLE DU ROI. - Ah ! mort, comme par toi mon cœur est contracté d'une dure tristesse ! Jamais il ne prendra plaisir à rien de ce qu'il verra !


HENRI. - Madame, Dieu me donne joie ! Sans cause vous vous affolez. Je ne sais pourquoi vous gémissez : vos deux fils, eux, ne se désolent pas ainsi, mais ils s'embrassent l'un l'autre et se font maintes caresses, je vous assure.


LA FILLE DU ROI. - Henri, dites-vous qu'ils sont vivants et en bonne santé ?


HENRI. - Oui, madame ! N'en doutez pas ; je viens de les voir à l'instant.


AMILLE. - Je ne puis me retenir d'y courir ! Allons ! Mes enfants ! Qu'est cela ? Dame et vous tous, venez ! Voici nos fils sains et joyeux, eux que j'avais tantôt mis à mort.


LA FILLE DU ROI. - Ah ! sire Dieu ! comme nous devons te glorifier du fond du cœur, louer et magnifier ton saint nom !


LA DAMOISELLE. - Ma foi, madame, nous le devons assurément.


AMILLE. - Jamais je ne mangerai de pain, en vérité je puis vous le dire, avant d'avoir offert à Notre-Dame leur poids de cire. A l'église amenez-les avec moi, femme, sur-le-champ.


LA DAMOISELLE. - Sire, je ne vous dédierai pas ; je vais les chercher.


AMIS. - Cher compagnon, je veux vous demander que vous me laissiez aller avec vous ; car il me semble, à parler bref, que je suis aussi bien tenu à faire mon offrande qu'aucun de ceux que je vois ici.


LA FILLE DU ROI. - Mettons-nous tous ensemble en route. Je ne vois rien de plus pressé.


AMILLE. - Ni moi non plus, si Dieu me protège ! Allons- nous-en ; et ne nous attardons pas davantage et chantons par dévotion pour ces miracles.

 

FIN

 

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