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LE MIRACLE DE THÉOPHILE

Par ROTEBEUF
(XIIIème siècle.)

 

Anthologie du théâtre français du Moyen âge. Théâtre sérieux : mystères, miracles, moralités des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles / arrangés en français moderne, par G. Gassies (des Brulies)


 

1925-1927

domaine public


 

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58358410/f1.image.r=anthologie%20du%20theatre.langFR

 


Personnages :

NOTRE-DAME.
L'ÉVÊQUE.
THÉOPHILE.
SATAN ou le DIABLE.
SALATIN, sorcier.
PINCEGUERRE, serviteur de l'évêque.
PIERRE et THOMAS, compagnons de Théophile.

 


THÉOPHILE. - Ah ! Dieu, roi de gloire, je vous ai tant en mémoire, j'ai tant donné et dépensé pour les pauvres, qu'il ne m'est pas resté vaillant un sac !

L'évêque m'a bien dit : Échec ! et m'a fait mat en l'angle. Il m'a laissé tout nu, sans avoir. Et maintenant il me faut mourir de faim, si je n'échange ma robe pour du pain. Et mes gens, que feront-ils, si Dieu ne les protège ? Dieu ! Oui ! Qu'en a-t-il a faire ? En autre lieu ils peuvent se retirer. Dieu me fait la sourde oreille, il n'a cure de ma misère. Je lui ferai la moue aussi. Honni soit qui de lui se loue. Il n'est rien que je ne fasse pour avoir quelque bien ! Je n'estime en rien Dieu et ses menaces. Irai-je me noyer ou pendre ?Je ne m'en prends pas à Dieu, car on ne peut parvenir à lui. Ah ! si on pouvait le tenir, le battre une bonne tournée, on aurait fait une bonne journée, mais il s'est mis si haut, pour échapper à ses ennemis, qu'on ne peut l'atteindre par les traits ni par tes flèches !


Bref, Théophile, furieux contre Dieu, va trouver Salatin, qui parlait au diable quand il voulait.


SALATIN. - Qui est-ce ? Qu'avez-vous,Théophile ? Quel malheur vous chagrine ainsi, vous qui aviez coutume d'être si joyeux ?


THÉOPHILE. - C'est qu'on m'appelait seigneur et maître de et pays, sais-tu bien ? Or il ne me reste plus rien. C'est ce qui cause mon chagrin. Car en français ou en latin, je n'ai jamais cessé de prier celui qui maintenant est si dur pour moi et qui me laisse si nu qu'il ne m'est rien resté au monde. Or, il n'est chose si audacieuse ni si contraire à mes habitudes que je ne fasse volontiers pour recouvrer mon honneur. Le perdre m'est honte et dommage.


SALATIN. - Beau sire, vous parlez sagement, car qui a connu la richesse a beaucoup de douleur et de détresse quand il se trouve tombé en la dépendance d'autrui pour son boire et son manger : il lui faut trop de gros mots entendre !


THÉOPHILE. - C'est ce qui me désole. Salatin, beau très doux ami, quand je me vois en la dépendance d'autrui; il s'en faut de peu que le cœur ne m'en crève !


SALATIN. - Je sais bien maintenant que cela vous chagrine fort, et que vous en êtes très affecté, comme homme de si grand prix que vous êtes. Moult en êtes abattu et songeur !


THÉOPHILE. - Salatin, frère, il en est ainsi ! Si tu pouvais savoir quelque moyen par lequel je puisse ravoir mon honneur, ma charge et mon crédit, il n'est chose que je ne fasse !


SALATIN. - Voudriez-vous renier Dieu, celui que vous avez tant l'habitude de prier, ainsi que tous ses saints et ses saintes ? Alors vous pourriez devenir, mains jointes, l'homme dévoué de celui qui vous rendrait votre honneur ; et même vous seriez plus honoré encore, si vous demeuriez à son service, que jamais vous pûtes l'être. Croyez-moi, laissez votre maître : qu'en avez-vous décidé ?


THÉOPHILE. - J'en ai très bonne volonté : tout ton plaisir ferai bientôt.


SALATIN. - Allez-vous-en tranquillement. Je vous ferai ravoir votre honneur. Revenez demain matin.


THÉOPHILE. - Volontiers, frère Salatin. Que ce Dieu que tu crois et adores te garde, si tu demeures dans cette intention.


Théophile s'éloigne de Salatin et songe que c'est une bien grave affaire que de renier Dieu.


Hélas ! que vais-je devenir ?

Bien me doit tout le corps frémir,

Quant à cela, j'en dois venir.

Que faire ! Hélas !

Si je renie saint Nicolas,

Et saint Jehan et saint Thomas,

Et Notre Dame,

Que deviendra ma chétive âme ?

Elle brûlera dans la flamme

D'enfer le noir.

Il lui faudra matin et soir

Rester dans ce hideux manoir,

Ce n'est pas fable

En ces flammes toujours durables

Il n'y a nulles gens aimables,

Tous sont mauvais, étant diables;

C'est leur nature !

Et leur maison est si obscure

Que jamais la lumière pure

Ne brille en ce puits plein d'ordure,

Et j'irai là !


Mais aussitôt l'idée qu'il peut, en reniant Dieu, recouvrer ses honneurs et dignités, lui fait considérer les avantages de son apostasie, et il cède à la tentation.

Ici, Salatin parle au diable.

 

SALATIN. - Un chrétien s'en est remis à moi, et je m'intéresse beaucoup à lui, car tu n'es pas mon ennemi, entends-tu, Satan. Il viendra demain, si tu veux l'attendre ; je lui ai promis. Attends-le donc.

 

Comme le diable ne paraît pas, Salatin prononce des formules de conjuration.

 

Bagahi laca bachahé,

Lamac extri achababé,

Karrelyos.
Lamoc lamec bachalyos,

Cabahagi sabalyos,

Baryolas.

Lagozatha cabyolas

Lamahac et famyolas

Ilarrahya.


Alors le diable qui est conjuré se décide à paraître et dit :


LE DIABLE. - Tu as bien dit ce qu'il faut. Celui qui t'enseigna la conjuration n'a rien oublié. Tu me tourmentes fort.


SALATIN. - Diable, j'ai donné rendez-vous à Théophile pour te le livrer.


LE DIABLE. - J'ai toujours eu guerre avec lui et jamais je n'ai pu le conquérir. Puisqu'il veut s'offrir à nous, qu'il vienne en ce vallon, sans compagnie et sans cheval ; il n'aura guère de fatigue : c'est près d'ici,



THÉOPHILE vient en effet au rendez-vous. - Suis-je venu trop matin ? As-tu rien fait ?


SALATIN. - J'ai bâti si bien ton affaire que ton seigneur qui t'a méfait te pardonnera et plus grandement t'honorera et le fera plus grand seigneur que tu fus jamais.


Et Salatin envoie Théophile trouver le diable.


THÉOPHILE. - Or je viens vous prier et requérir que vous m'aidiez en ce besoin.


LE DIABLE. - M'en requiers-tu ?


THÉOPHILE. - Oui.


LE DIABLE. - Alors joins les mains et deviens mon homme : je t'aiderai plus que de raison.


THÉOPHILE. - Voici que je vous fais hommage, mais que l'on me répare mon dommage, beau sire, dorénavant.


LE DIABLE. - A mon tour, voici ce que je t'accorde en échange : je te ferai si grand seigneur qu'on n'en vit jamais de plus grand; et puisque cela est entendu ainsi, sache qu'il me faut de loi avoir des lettres bien rédigées et bien claires, car maintes gens m'ont ainsi surpris parce que je n'avais pas pris d'eux leurs lettres d'engagement, pour cela je les veux avoir bien rédigées.


THÉOPHILE. - Les voici, je les ai écrites.


Alors Théophile baille les lettres au diable, et le diable lui commande de se comporter de la façon suivante.


LE DIABLE. - Théophile, beau doux ami, puisque tu t'es mis en mes mains, je te dirai ce que tu feras : jamais pauvre homme n'aimeras ; si un pauvre homme gêné te prie, tourne l'oreille, va ton chemin. Si quelqu'un envers toi s'humilie, rends-lui orgueil et félonie. Si un pauvre demande l'aumône à ta porte, garde-toi qu'il n'emporte rien. Douceur, humilité, pitié, charité et amitié, jeûne et pénitence me mettent grand deuil en la panse...

...Va-t'en, tu seras sénéchal.

Laisse les biens et fais les maux. Ne juge jamais bien en ta vie, car tu ferais grande folie et agirais contre moi !


THÉOPHILE. - Sur ce que j'ai de plus cher, Diable, je te promets de faire ainsi.


L’Évêque envoie quérir Théophile.


L'ÉVÊQUE. - Allons, lève-toi, Pince-Guerre, et va me chercher Théophile ! Je lui rendrai sa charge. J'avais fait une bien grande folie en la lui retirant, car c'est le meilleur que je connaisse, je puis bien le dire en vérité.


PINCE-GUERRE. - Vous dites vrai, beau très doux sire.

Il va trouver Théophile.

Qui est céans ?


THÉOPHILE. - Et vous qui êtes-vous ?


PINCE-GUERRE. - Je suis un clerc.


THÉOPHILE. - Et moi un prêtre.


PINCE-GUERRE. - Théophile, beau sire cher ; ne soyez pas avec moi si fier, Monseigneur vous demande un peu ; vous reprendrez votre prébende, votre charge tout entière, soyez joyeux, faites bonne figure, vous agirez ainsi avec sens et savoir.


THÉOPHILE. - Les diables y puissent avoir part ! J'aurais eu l’Évêché. Et je l'y mis. J'eus grand tort. Quand il y fut, j'eus guerre avec lui et il pensa me chasser pour m'obliger à mendier mon pain.


PINCE-GUERRE. - Quand il vous verra, il rira et vous dira qu'il le fit pour vous éprouver. Car maintenant il veut vous récompenser et vous serez amis comme autrefois.


THÉOPHILE. - Les chanoines contaient assez souvent sur moi de grandes fables, mais je les envoie à tous les diables !


A l’évêché.


L'ÉVÊQUE, se levant à l'entrée de Théophile et le saluant. - Sire, soyez le bienvenu.


THÉOPHILE. - Je le suis ; je sais bien me tenir, je ne suis pas tombé en route.


L'ÉVÊQUE. - Beau sire, je répare la faute que j'avais commise envers vous par mégarde, et je vous rends de très bon cœur votre charge : reprenez-la. Car vous êtes prud'homme et sensé, et tout ce que j'ai sera vôtre.


THÉOPHILE. - Voici de bonnes patenôtres ! meilleures que celles que j'aie jamais dites. Désormais les vilains par dizaines viendront m'adorer et je les ferai pâtir. Il ne vaut rien, celui que l'on ne redoute pas... Je serai dur et bourru à leur égard.


L'ÉVÊQUE. - Théophile, à quoi songez-vous ? Bel ami, pensez à bien faire. Voici céans votre demeure, voici votre hôtel et le mien. Nos richesses et notre bien seront désormais ensemble ; nous serons bons amis, je pense. Tout sera vôtre et tout sera mien.


THÉOPHILE. - Ma foi ! sire, je le veux bien...


Théophile, rentré ainsi en grâce, se montre dur et arrogant envers les chanoines, ses anciens compagnons.


THÉOPHILE. - Pierre, veux-tu ouïr nouvelle ? Maintenant ta roue est tournée. C'est moi qui. ai la charge que tu aurais pu avoir. L’Évêque m'en a fait bailli, mais je ne t'en sais ni gré ni grâces !


PIERRE. - Théophile, sont-ce des menaces ? Dès hier je priai mon seigneur qu'il vous rendit votre, honneur, et c'était de droit et-de raison !


THÉOPHILE. - Il y avait ici de dures factions quand vous m'avez banni. Malgré vous maintenant, je rentre en grâce !..


Il s'adresse à un autre :


Thomas, Thomas, cela tombe mal pour toi que l'on m'ait nommé sénéchal. Maintenant il faudra renoncer à regimber, à combattre et à folâtrer ! Tu n'auras pire voisin que moi.


THOMAS. - Théophile, sauf le respect que je vous dois ! il semble que vous soyez ivre...



THÉOPHILE, tout à coup se repent et revient à la chapelle de Notre-Dame. -

Hélas ! Chétif ! dolent, que puis-je devenir ?

Terre, me peux-tu donc porter et soutenir

Quand j'ai renié Dieu et consens a tenir

Comme maître celui qui tous maux fait venir !

Or j'ai renié Dieu, je ne puis plus le taire.


Bref, dans un monologue d'une cinquantaine de vers, Théophile se désole et déclare qu'il se sent si indigne qu'il n'ose plus se réclamer à Dieu, ni à ses saints, ni à ses saints, ni à Notre Dame. Les vers faux sont tels dans le texte.


Je n'ose réclamer ni ses saints ni ses saintes !

Las ! quand j'ai fait hommage au diable, mains jointes

Le mauvais en a lettres de mon ennel empreintes..

Je n'ose donc ni Dieu ni ses saints réclamer

Ni la très Douce Dame, que chacun doit aimer !


C'est pourtant à Notre-Dame que, dans son désespoir, il se recommande en une prière écrite en vers de six pieds.

 

Sainte reine belle, glorieuse vierge, dame pleine de grâce, par qui tout bien arrive, celui qui dans ses besoins vous appelle est délivré de peine ; celui qui vers vous amène son cœur aura joie nouvelle au royaume éternel; fontaine inépuisable, délicieuse et salutaire, rappelle-moi à ton fils.


Après cette prière de cent huit vers, Notre-Dame répond à Théophile.


NOTRE-DAME. - Qui es-tu, va ! qui vas par ici ?


THÉOPHILE. - Ha ! Dame, ayez de moi merci ! C'est le chétif Théophile, qui s'est laissé surprendre par e malin...


NOTRE-DAME le repousse d'abord. - Va-t'en, sors de ma chapelle.


Comme Théophile insiste, elle se souvient qu'il lui fut autre- fois dévot, et lui promet de lui rendre la charte qu'il a baillée par folie au démon. Elle va en effet trouver Satan.

 

Satan ! Satan ! es-tu en serre ? Si tu es venu en cette terre pour commencer la guerre contre mon clerc, tu as mal pensé. Rends la charte que tu as de lui, car tu as fait trop vilaine action !


SATAN parle. - Que je vous la rende ! J'aime mieux que l'on me pende ! Je lui ai rendu sa prébende et il m'a fait sans retard offrande de sa personne, corps et âme.


NOTRE-DAME. - Et je te foulerai la panse !


Satan rend la charte à Notre-Dame et celle-ci vient la rapporter à Théophile.


Ami, ta charte je te rapporte. Tu serais arrivé à mauvais port, où il n'y a ni plaisir ni consolation ; écoute-moi : va trouver l’Évêque, sans plus attendre, et fais-lui présent de ta charte, et qu'il la lise devant le peuple en sainte église, afin que les bonnes gens ne soient par surpris par une telle fourberie. C'est trop aimer la richesse que de l'acheter ainsi ; l'âme en est honteuse et confondue.


THÉOPHILE. - Volontiers, Dame, je serais mort de corps et d'âme. Sa peine perd qui sème ainsi, je le vois bien.


Ici Théophile vient trouver l’Évêque et lui baille sa charte, et dit :


Sire, oyez-moi, pour l'amour de Dieu ! Quoi que j'aie fait, je suis ici. Bientôt vous saurez pourquoi j'ai été eu grande détresse. Je fus pauvre et nu, maigre et froid par suite de l'indigence. L'ennemi, le diable, qui attaque les meilleurs hommes, a fait commettre à mon âme une faute dont je serais mort. Mais la Dame qui remet les siens en droit chemin m'a écarté du mauvais, où je m'étais perdu et si bien fourvoyé que j'aurais été emmené en enfer par le diable, qui Dieu, le père spirituel et toute œuvre charitable me fit délaisser. Il en eut de moi une promesse écrite (une charte), ou tout ce qu'il exigea fut scellé. J'en eus grande douleur, et peu s'en fallut que mon cœur ne crevât. Mais la Vierge m'a rapporté cette charte, elle qui est la mère de Dieu, elle qui est bonté pure et claire. Aussi je veux vous prier comme mon père que cette charte soit lue pour que les autres gens qui n'ont pas aperçu encore pareille tricherie n'eu soient pas déçus à leur tour !


L'ÉVÊQUE lit la charte et dit : - Oyez, pour l'amour de Dieu le fils de Marie : bonnes gens, vous ouïrez la vie de Théophile, que l'ennemi a nourri de tromperie. Aussi vrai comme l'Évangile. Et cette chose aussi doit-elle vous être racontée. Écoutez donc :


Il lit la charte :

 

« A tous ceux qui verront celte lettre commune, fait Satan assavoir que, la fortune ayant tourné pour Théophile, il eut rancune à l’Évêque, car celui-ci ne lui avait laissé nulle seigneurie. Il fut désespéré quand on lui fit cet outrage. A Salatin il s'en vint donc, ayant la rage au corps, et lui dit qu'il lui ferait très volontiers hommage, s'il pouvait lui rendre son honneur et ses dignités. Tant qu'il mena sainte vie je lui fis la guerre, et jamais je ne pouvais avoir empire sur lui, mais quand il vint ainsi recourir à moi, j'eus grande envie de le posséder ; alors il me fit hommage, et ainsi il recouvra sa seigneurie. De l'anneau de son doigt il scella cette lettre. De son sang il l'avait écrite, sans se servir d'autre encre, avant que je voulusse m'entremettre pour lui et que je le fisse remettre en dignité. »
Ainsi agit ce prud'homme. La servante de Dieu l'a délivré entièrement. Marie, la Vierge pure, l'a tiré d'affaire. Chantons tous pour cette nouvelle. Or, levez-vous. Disons : Te Deum laudamus !

 

FIN DU MYSTÈRE

 




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