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Anthologie du théâtre français du Moyen âge. Théâtre sérieux : mystères, miracles, moralités des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles / arrangés en français moderne, par G. Gassies (des Brulies)


 

1925-1927

domaine public


 

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58358410/f1.image.r=anthologie%20du%20theatre.langFR

MYSTÈRE DE LA REINE D'ESPAGNE

(XIVème siècle.)

 



Ici commence un miracle de Notre-Dame, comment Othon,
roi d'Espagne, perdit sa terre engageant contre Bérenger qui
le trahit et lui fit faux rapport entendre de sa femme, en la
bonté de laquelle Othon se fiait ; et depuis Othon le tua en
champ clos,.


PERSONNAGES :
 

 

L'empereur LOTHAIRE.

OTHON, son neveu,

OGIER, premier chevalier de l'empereur.

Deuxième chevalier.

Le messager.

Le roi ALPHONSE.

Le premier chevalier du roi Alphonse.

Deuxième chevalier du roi Alphonse.

LOTART, sergent d'armes.

ERNAUT, premier bourgeois.

Deuxième, troisième et quatrième bourgeois.

La reine d'Espagne, DENISE.

Le roi de Grenade.

MUSEHAUT.
SALOMON.
EGLANTINE.
BERENGER.
DIEU.
NOTRE-DAME
GABRIEL.
MICHEL.
SAINT JEAN.

Les clercs.



A Rome, au palais de l'empereur


L'EMPEREUR LOTHAIRE. - Othon, beau neveu, quand je prends garde 0 votre état, ET vous regarde, qui êtes sans compagne et sans héritier, et que femme possédiez de renom, digne de louange et de prix, que la mort, chacun le sait, vous a enlevée, il m'ennuie et moult me déplaît : aussi je vous conseille, neveu, sans plus tarder, de vous remarier.


OTHON. - Sans dédire ni varier, cher oncle, à votre volonté, mon cœur n'en a pas grande envie, et d'ailleurs pour l'instant je ne vois nulle dame que je puisse prendre pour femme.


L'EMPEREUR LOTHAIRE. - J'en sais une très convenable, neveu Othon, et nous irons la chercher ; aussi Me faut-il avoir guerre avec son père, qui tient l'Espagne ; Si je prends et gagne le royaume, je vous donnerai pour femme la Fille, et vous ferai roi d'Espagne et elle reine.


OTHON. - Puisque c'est votre vouloir, je m'y conforme, cher sire, aussi. Quand voudrez-vous partir d'ici pour y aller ?


L'EMPEREUR. - Tout maintenant, sans plus tarder, car il y a déjà, je vous l’annonce, plus d'un mois que j'ai prévenu mes hommes, et j'ai déjà beaucoup de gens : c'est pourquoi il me faut être diligent d'aller les retrouver.


LE PREMIER CHEVALIER. - Quant à nous, nous vous suivrons de si près, cher sire, n'en ayez doute, que nous serons de votre troupe, en marche toujours les premiers.


L'EMPEREUR LOTHAIRE. - Mettez-vous donc en route, mes amis chers.


DEUXIEME CHEVALIER. - Sire, je conseille que l'on envoie au roi d'Espagne, sans tarder un messager, qui lui signifie que vous avez guerre avec lui, et qu'il se garde de vous, et qu'en quelque endroit que vous pourrez lui faire dommage, vous lui montrerez votre puissance. C'est mon avis.


L'EMPEREUR LOTHAIRE. - J'y consens et je le veux aussi. Messager, viens çà. Tu iras au roi d'Espagne et lui diras que pour le courroux qu'il m'a causé je l'irai guerroyer de fait tellement et envahir son pays, tant qu'il s'en pourra ébahir, et dis-lui que je le délie, et que de tout son pouvoir contre le mien je fais fi.


LE MESSAGER. - Mon cher seigneur, je vous dis bien que si Dieu me le laisse trouver, que cela lui fasse plaisir ou non, en la forme que vous me le dites je lui dirai tant que j'en serai quitte. J'y vais sur l'heure.


PREMIER CHEVALIER. - Sans plus faire ici demeure, nous pouvons aller en avant, de sorte que dès que nous pourrons savoir si le messager a rempli tout son devoir, tantôt sans délai ni retard, on fasse la guerre à l'Espagne, on prenne châteaux et villes et n'épargne ni fils ni filles, ni bêtes ni biens.


L'EMPEREUR LOTHAIRE. - Certes, on n'épargnera rien. Je ferai bouter le feu partout ou je trouverai rébellion. Mettons-nous en mouvement dès aujourd'hui.


En Espagne.


LE MESSAGER, au roi d'Espagne. - Comme messager que je suis, roi d'Espagne, vous viens annoncer de par l'empereur Lothaire qu'il va assaillir votre terre et vous fera si grande guerre qu'il vous ôtera la vie du corps, ou vous fuirez hors de ce pays. Dès maintenant, je vous le dis pour lui sans détour, il ne prise pas votre pouvoir plus qu'une maille ou qu'une feuille de ronce : de par lui je vous notifie ceci et vous défie.


LE ROI ALPHONSE. - Il ne m'aura pas, quoi qu'il dise, si facilement qu'il le pense ; car je mettrai diligence à me garder.


LE MESSAGER. - Ce n'est pas pour vous le moment de tarder Certes, vous l'avez courroucé. En son nom je vous l'annonce hardiment.


PREMIER CHEVALIER DU ROI ALPHONSE. - Eh ! que tu parles hautement ! Et pourtant tu es en notre pouvoir. Si tu n'étais messager, tu serais si fort piqué d'un éperon que tu n'aurais plus besoin jamais d'avoir de chaperon !


LE ROI ALPHONSE. - Comme messager, il fait son devoir, gardez-vous de le toucher. Mon ami, je veux que vous sachiez, quand l'empereur m'attaquera, que le pays se défendra bien, s'il plaît à Dieu !


LE MESSAGER. - Je ne vous eu dirai pas davantage, puisque je vous ai fait mon message. On verra si vous serez sage. Je m'en retourne.


LE ROI ALPHONSE. - Seigneurs, Lothaire, comme je le connais, viendra ici, je n'en doute point, puisque la chose est à ce point qu'on m'a défié de par lui. J'ai toujours eu confiance en vous. Je vous prie donc de ne pas me manquer, mais de me conseiller ce que je ferai.


SECOND CHEVALIER. - Quant à moi, je vous dirai, sire, que l'empereur est si fort que s'il vient avec toutes ses forces, certes, il gâtera ce pays et détruira tous vos gens. En outre, s'il advient qu'il vous prenne (mais que Dieu ne souffre pas que cela advienne !), vous êtes mort.


PREMIER CHEVALIER. - Vraiment je suis bien d'accord avec vous et, pour cela, je veux vous dire une chose qui serait bonne à faire, sire. Vous avez peu de gens d'armes, et quand ils doivent venir, vous ne le savez pas. Je vous dirai donc ce que nous ferons. Nous trois irons en Grenade prier votre frère qu'il vienne à votre secours. Mais avant vous ferez une chose, vous manderez une partie de vos bourgeois de cette ville, à qui vous laisserez votre fille à garder (ils en sont tenus) tant que vous soyez revenu, en leur disant sur toutes choses qu'ils tiennent bien leurs portes closes et que nul n'y vienne sans que l'on sache qui il est et ce qu'il vient chercher.


LE ROI ALPHONSE. - Je vais le faire sur-le-champ. Lotart, va-t'en promptement eu l'hôtel, où les bourgeois de cette ville font leur assemblée, si tu y trouves Servant de Bisquarrel ou Gilles le Marquis, on Martin Drouart, ou sire Pierre le Monart, ou sire Guymar dit le Viautre ou quelque autre bourgeois, dis-leur que, sans aller ailleurs, ils viennent tantôt me parler et que j'ai hâte.


LOTART, sergent d'armes. - Je ne mangerai pain ni pâte avant de vous les faire venir. Sans m'attarder ici plus longtemps, mon cher seigneur, je vais les chercher.


Il va chercher les bourgeois.


Je tiens mon temps bien employé puisque, à ce qu'il me semble, seigneurs, je vous trouve ensemble si à propos.


PREMIER BOURGEOIS. - Pourquoi, Lotart (ne mentez point), dites-vous cela ?


LOTART. - Monseigneur vous mande à tous que tantôt, sans aller ailleurs, vous vous en veniez lui parler. Et si j'en avais trouvé d'autres que vous, en plus, avec vous que je les emmenasse. Çà ! Allons-nous-en.


DEUXIEME BOURGEOIS. - J'irai de bon cœur et joyeusement, quant à moi.


TROISIEME BOURGEOIS. - Aussi ferai-je, par ma foi ! Puisqu'il en est si désireux. J'y suis aussi tout disposé. Allons, Lotart.


QUATRIEME BOURGEOIS. - Allons ! je veux faire le quatrième, puisqu'il nous mande.


Ils vont trouver le roi.


LE ROI ALPHONSE. - Ne savez-vous pas ce que je vous demande, seigneurs ? Je vais vous le dire : je veux vous laisser ma fille en garde, car il me faut, sans vous en dire plus, aller près de mon frère en Grenade pour lui demander aide et secours. Car sur moi veut venir pour me faire la guerre l'empereur Lothaire, et, je ne le puis taire, il m'a fait adresser son défi. Je vous prie donc tous, quoi qu'il arrive, de garder soigneusement la ville, et spécialement ma fille aussi.


SECOND BOURGEOIS. - Sire, n'en soyez en souci ; nous garderons bien votre fille, et nous défendrons la ville contre tout homme...


LE ROI ALPHONSE. - Messieurs, je vous promets de revenir aussitôt tôt que je le pourrai. Voici Denise, ma fille. Je vous la laisse et je vous la confie.


DENISE. - Puisque en votre garde m'a mise, beaux seigneurs, mon père le roi, je veux faire sans contestation tout ce que vous me direz.


SECOND BOURGEOIS. - Chère dame, vous irez devant et nous après vous suivrons et nous fermerons bien le fort, quand nous serons dedans.


À Grenade, le roi d'Espagne est reçu par son frère.


LE ROI DE GRENADE. - Seigneurs, je vois là-bas le roi d'Espagne, Alphonse, mon frère. Je le reconnais bien. Je veux lui faire bon accueil... Frère, soyez le bienvenu. Quel vent vous amène ?


LE ROI ALPHONSE. - Frère, j'ai perdu mon domaine le royaume d'Espagne, si vous ne m'aidez à le recouvrir, aussi je vous prie de venir me secourir en ce besoin.


LE ROI DE GRENADE. - Beau frère, n'ayez crainte à ce sujet. Mais dites- moi sans tarder comment il se fait que vous le perdez, je vous en prie.


LE ROI ALPHONSE. - Je vous le dirai sans retard, frère ; l'empereur de Rome m'envoya avant-hier un de ses hommes, auquel il se fie beaucoup, car par lui il me défia. Et comme je n'ai pas assez de gens à lui opposer, j'ai pensé à venir requérir votre aide, afin que contre lui je puisse défendre ma terre.


LE ROI DE GRENADE. - Musehaut, mon messager va-t-en prier les rois de Tarée et d'Almaria, de Turquie et de Maroc de réunir leurs forces pour venir défendre l'Espagne avec lui.

Et vous, Salomon l'Albigeois, vous vous en irez en Espagne, vous chercherez les bonnes villes, et m'en rapporterez l'état.


A son frère.


Frère, aide vous sera faite par moi si bonne à bref terme qu'il faudra que l'Empereur périsse avant qu'il puisse vous ravir l'Espagne. Je ne sais s'il osera venir vous assaillir.


A Rome, chez l'Empereur.


Le messager Lotard vient rendre compte de sa mission.



L'EMPEREUR. - Le roi d'Espagne avait-il beaucoup de gens ?


LE MESSAGER. - Sire, quand je lui parlai, pour dire vrai, vous devez savoir qu'il n'avait que ses gens privés et une jeune demoiselle, qui est sa fille et qui est très belle ; et en ville où il était, il n'y avait pas non plus un seul homme armé, soyez-en sûr.


SECOND CHEVALIER DE L'EMPEREUR. - En quelle ville était-il ?

 

LOTARD. - A Burgos, qui est une bonne cité ; mais en vérité elle n'est pas très peuplée de gens.


SECOND CHEVALIER. - Mon cher seigneur, s'il vous agrée, nous irons faire le siège devant cette ville tous ensemble et nous les sommerons de vous la rendre.


L'EMPEREUR. - Je sais bien qu'ils n'y songent pas, et néanmoins, vous avez bien dit. Allons-y tôt, sans tergiverser, tous ensemble.


PREMIER CHEVALIER. - C'est bon à faire, ce me semble ; car plus tôt nous serons sur eux, plus grand avantage aurons pour les combattre.


OTHON. - Or agissons sans plus débattre.


Ils vont assiéger Burgos.


Devant Burgos.


L'EMPEREUR. - Puisque nous voyons ici Burgos, appelons-les, pour savoir si quelqu'un viendrait sur les murs nous parler. Ouvrez ! Ouvrez ! Rendez-vous vite, sans plus attendre.


PREMIER BOURGEOIS. - Qui êtes-vous qui de nous rendre si fièrement nous commander ? Videz la place, sans tarder, sinon nous vous enverrons de nos mets et ne vous épargnerons point, n'en doutez nullement.


PREMIER CHEVALIER DE L'EMPEREUR. - Rendez-vous, rendez-vous ! Ou sans hésiter, nous vous ferons un assaut assez rude et fort, et sur l'heure nous vous montrerons quelles gens nous sommes.


SECOND BOURGEOIS .- Nous ne vous estimons pas plus que deux pommes. Je ne sais pourquoi vous nous menacez ; nous sommes assez de bonnes gens pour nous défendre.


OTHON. - En avant ! en avant ! Sans plus attendre tirez aux murs, seigneurs archers, et nous irons en même temps assaillir cette porte et je pense que nous l'aurons bientôt sans faute.


SECOND CHEVALIER. - Nous l'aurons certes. Savez-vous ce que nous ferons ? En tirant et en combattant, nous y mettrons le feu sur l'heure et de bonne façon.


Ici se fait la bataille.


TROISIEME BOURGEOIS. - Puisque la bataille s'allume et qu'ils sont sur nous si acharnés, jetons-leur ces gros mangonneaux et ces grandes pierres. Videz ! Videz ! pillards et voleurs, videz, videz sur-le-champ, ou vous mourrez honteusement, fuyez, canaille.


SECOND CHEVALIER. - Je vais mettre le feu sans faute à cette porte pour la brûler, tandis qu'ils sont occupés à combattre. (Il met le feu à la porte.) C'est fait ! elle brûle.


L'EMPEREUR. - Désormais, pour se défendre ils viendront trop tard, nous entrerons chez eux auparavant. En avant, un à un, deux et deux, entrez tous dans la ville.


OTHON. - À mort, à mort ceux de céans ! Hommes et femmes, tous mourront, s'ils ne veulent pas se rendre à nous de bon gré.


PREMIER CHEVALIER. - Grands et petits également mettons à mort !


L'EMPEREUR. - Non, non, je n'y consens pas ; je veux leur parler auparavant. Dites, seigneurs, je vous le demande, voulez-vous bonnement vous rendre ? Vous ne pouvez plus vous défendre, vous le voyez bien.


PREMIER BOURGEOIS. - Ah ! Sire ; ne nous refusez pas votre grâce par courtoisie. Recevez-nous, la vie sauve, comme vos prisonniers.


L'EMPEREUR. - Je le ferai très volontiers, mais à condition que vous me livrerez votre roi, qui envers moi a été trop plein de dédain.


SECOND BOURGEOIS. - Très cher sire, en vérité, dès qu'il sut que vous lui faisiez la guerre, il est parti de celle terre, et je sais qu'il s'en alla en Grenade. Du moins, quand il nous parla, il le dit ainsi.


L'EMPEREUR. - C'est bien. Or répondez-moi à ceci : je ne le compte pas plus qu'une bille. Mais qu'est devenue sa fille ? Dites-moi vrai !


SECOND CHEVALIER. - Si vous ne le lui faites savoir, vous êtes morts la où vous êtes : car l'on vous coupera la tête, ou vous direz la vérité.


TROISIEME BOURGEOIS. - Sire, ici dedans vous la trouverez, honteuse, morne et ébahie, et certes je ne m'en étonne pas.


L'EMPEREUR. - Allons ! Seigneurs ! sans lui faire de mal vous deux ne vous tenez plus ici, allez et amenez-la moi : je veux la voir.


PREMIER CHEVALIER. - Sire, nous ferons votre volonté incontinent, sans nulle faute. (Ils vont trouver la jeune fille.) Dame, avec nous il faut venir. Allons ! Allons ! Dépêchez-vous !


DENISE. - Mon Dieu ! Quelle mauvaise guerre ! je vois bien que je suis honnie. Ah ! beaux seigneurs, sauve-moi la vie, pour la merci Dieu.


SECOND CHEVALIER. - Dame, n'en ayez nul souci : nous vous mènerons à l'empereur, qui de bon cœur et avec joie vous recevra.


DENISE. - Ah ! Dieu ! je ne sais s'il aura pitié de moi.


PREMIER CHEVALIER, à l'empereur. - Sire, nous nous sommes acquittés de notre mission. Voici la fille du roi Alphonse, qu'entre nous deux nous amenons comme prisonnière.


L'EMPEREUR. - Dites-moi voir, m'amie chère, où est votre père ?


DENISE. - Que Dieu ait pitié de ma mère ! Puisque vous parlez de mon père, s'il n'est pas allé en Grenade, sire, je n'en saurais donner des nouvelles ; car il me dit qu'il y allait, sire ; quand il me laissa.


L'EMPEREUR. - Othon, beau neveu, venez ici. Je veux que vous ayez pour femme cette fille, qui sera dame et reine ; et vous serez roi d'Espagne, en vérité mais vous tiendrez votre royaume de moi : c'est mon désir. Allez donc vite sans plus attendre, en la chapelle de céans et épousez-la : c'est ma volonté. Il y a des prêtres tout prêts. Et vous, seigneurs, allez avec eux : vous ramènerez l'épousée quand la messe sera finie. Faites brièvement.

OTHON. - Dame, vous plaît-il tellement comme il a dit ?


DENISE. - Puisqu'il lui plaît, nul contredit n'y ose mettre.


OTHON. - Çà donc, de par Dieu, la main droite ! Dame, moi-même vous mènerai là où je vous épouserai comme ma compagne.


SECOND CHEVALIER. - Allons derrière eux, allons vite, messire Ogier.


L'EMPEREUR. - Beaux seigneurs, votre roi Alphonse m'a courroucé, il a mal fait : il vous faut donc réparer ses torts. Et lui-même il y perdra tant qu'il ne conservera pas en Espagne, moi vivant, un pied de terre. Je vous ai pris par le fait de la guerre : payez-moi une rançon.


TROISIEME BOURGEOIS. - Très cher sire, que ferons-nous ? Prenez autant que nous pourrons avoir en deniers ou en autre avoir, il n'y a nul de nous qui ne le vous livre de bon gré ; et laissez vivre nos pauvres corps.

 

PREMIER BOURGEOIS. - Sire, quant a moi, je consens que vous me donniez un messager qui vienne voir mon ménage. Je me fais fort de posséder vaisselle d'argent pour deux cents marcs, bonne et belle, que j'avais mise en trésor, avec deux mille florins d'or qui sont de mon propre bien, sans les meubles de mon hôtel. Sire, je vous livrerai tout cela et je ne réclamerai jamais rien, et n'ayez envie de me faire mourir, mais laissez-moi en vie, je ne vous demande que cela.


SECOND BOURGEOIS. - Très cher sire, je n'en demande pas plus moi-même et prenez tout ce que j'ai de vaillant : en cela je suis de très bonne volonté, et cela m'agrée.


SECOND CHEVALIER. - Mon cher seigneur, nous ramenons notre épousée ; la besogne est faite : il nous faut donc maintenant faire fête et nous ébattre.


L'EMPEREUR. - En cela je ne veux pas vous contredire, mais si Othon me croit, il fera mieux, car il assemblera les nobles de ce pays-ci à sa fête, et il la fera bonne et honnête, comme nouveau roi : je le veux ainsi et pour son honneur je lui conseille et pour son bien aussi je le lui montre. Je veux dire encore un mot de plus.


A sa nouvelle nièce :


Belle nièce, par amour extrême je vous donne cette couronne en signe que vous serez dame d'Espagne et que vous la tiendrez comme reine, et votre mari de par moi en sera chef, seigneur et roi.

Après, entendez ceci, seigneurs : pour qu'il y ait plus grand amour entre Othon, votre roi, et vous, je vous pardonne et vous tiens tous quittes de rançons et de tout désagrément. N'ayez donc pas les cœurs paresseux de l'aimer.

 

TROISIEME BOURGEOIS. - Cher sire, on devrait bien blâmer, et même mettre à mort comme fou et niais celui qui ne reconnaîtrait pas le grand bienfait que vous nous accordez ! A bon droit il perdrait corps et biens.


La scène se passe quelque temps après le mariage.


L'EMPEREUR, aux seigneurs de la Cour. - Maintenant je ne vous dirai plus rien, mais je veux prendre congé de vous tous et m'en aller, sans plus attendre, au pays de Rome.


OTHON. - Je vous retiens pour faire partie de ma suite, seigneurs. Et puisque vous voulez partir d'ici, cher sire, nous irons avec vous et nous vous tiendrons compagnie.


L'EMPEREUR. - Puisque vous le voulez, il me plaît.


A sa nièce.

 

Belle nièce, je vous recommande à Dieu, je ne sais pas si vous me reverrez de longtemps.


OTHON. - Sire, attendez un peu : Je vous prie, Dame, venez ici : Gardez-moi cet os-ci, tenez, si vous avez en rien mon amitié chère ; car c'est de l'un des doigts de mon pied. Et gardez qu'il ne soit vu ni de nul homme aperçu, pour nulle chose qui advienne, ce sera le signe secret que nous aurons tous deux l'un pour l'antre.

Maintenant nous pourrons nous en aller.


Le nouveau roi Othon laisse donc sa femme avec une suivante nommée Églantine.

DENISE. - Églantine, je vous ai toujours dit tous mes secrets, dès avant que je fusse reine, vous le savez.


LA DAMOISELLE. - Chère dame, vous avez dit vrai ; et, Dieu merci, jamais si niaise ne fus qu'un seul en découvrisse, quel qu'il fût, ni à homme ni à femme. Pourquoi me dites-vous cela, ma dame ?


DENISE. - M'amie, j'ai confiance en vous : c'est pourquoi je veux vous dire un secret encore. (Elle montre l'os.) Qu'est-ce que ceci ? Dites-m'en ce que vous en pensez.


LA DAMOISELLE. - Dame, je tiens que c'est un os ; mais s'il est d'homme ou de bête je ne saurais le décider et parler sûrement.


DENISE. - Je vous fais en secret savoir que c’est un os. d'un des doigts du pied de mon seigneur, qui par amitié m'a chargée de le garder soigneusement : aussi vraiment je veux, sans, retard avec mes joyaux le porter pour son amour. Allons l'y mettre.


LA DAMOISELLE. - Allons-y. Il nous vaut mieux être en votre chambre, dame, enfermées qu'en cet endroit, pour plusieurs choses que l'on peut penser.


À Rome.


BÉRENGER. - Il me faut aller au devant de Monseigneur l'Empereur, puisqu'il revient ici. Et voyez ! je l’aperçois qui vient.

Sire ! soyez le bienvenu en votre terre.


L'EMPEREUR. - Bérenger, dans celle guerre vous n'avez guère paru, il me semble. Vous avez trop redouté les coups, à ce que je vois.

 

BÉRENGER. - Non pas, très cher sire, par ma foi ! mais la maladie sans répit m'a fait longtemps garder le lit.


OTHON. - Très cher oncle, à condition que cela vous agrée, je prendrai congé de vous et je m'en irai en Espagne voir ma femme.


BÉRENGER. - Roi Othon, je vous jure par mon âme que tel croit avoir une femme à lui seul qui partage avec plus de deux ; celui qui a confiance en une femme, en ce cas, est plein d'ignorance. Et je vous dis bien que je me vante qu'il n'y a nulle femme vivante dont je ne puisse faire mon caprice, pour peu que je lui parlasse deux fois !


OTHON. - Ma foi ! Bérenger, c'est mal de dire vilenie des dames. Et certes, je ne le crois pas. Mais je tiens qu'il y en a assez de bonnes et de corps très belles personnes et gracieuses.


BERENGER. - Certes, vous parlez bien à loisir. Je vous dirai ce que je ferais. A la vôtre j'irai parler et je gage que je serai d'accord avec elle, dès te premier entretien que seul à seul je pourrai avoir. Allons ! il faut gager ou se taire. Gagez avec moi.


OTHON. - Par l'âme de mort père ! je consens à perdre la couronne d'Espagne, beau sire, si elle s'abandonne à vous. Mais en revanche vous me laisserez votre terre tout librement si vous ne réussissez pas. Voici mon gage.

 

BÉRENGER. - J'y consentirais sans faute, ai je savais comment pouvoir vous le prouver. Mais je ne sais.

 

OTHON. - Vous le ferez bien, je vous dirai comment. Si vous pouvez être assez avisé de me décrire un signe qu'elle a, et me dire où il est, faites bien attention, et si vous m'apportez aussi ce que de moi elle garde, et par mon serment, je vous laisserai tout franchement jouir de l'Espagne.

 

BÉRENGER. - Othon, je m'y engage volontiers et je vous jure aussi que si j'échoue, je ne retiendrai pas de ma terre valeur d'un ail, n'en ayez doute, et je vous la livrerai tout entière. Mais il faut que vous séjourniez ici jusqu'à ce que je sois revenu de votre terre.

 

OTHON. - Il me plaît : allez donc vite et je demeurerai ici.

 

BÉRENGER. - J'y vais et je ne m'arrêterai pas tant que je ne serai pas arrivé.

 

En Espagne, A la cour de Burgos.

 

DENISE. - Il faut nous mettre en route, Églantine, pour aller à l'église. Je veux ouïr le service divin et prier Dieu pour mon seigneur. Allons-nous-en sans plus tarder droit à l'église.

 

LA DAMOISELLE. - Je suis prête, dame, en tout endroit à faire à votre gré.

 

BÉRENGER, arrivant en Espagne. - Penser me faut de mon affaire, comment je la mènerai à fin. Puisque j'ai tant fait de chemin que je suis au pays d'Espagne, il ne me faut pas être embarrassé, voici la reine qui vient de ce côté. C'est si bien à point qu'il convient. Je vais lui parler. Chère dame, longue vie et salut de l'âme Dieu vous octroie.

 

DENISE. - Qui vous amène en ce pays, Bérenger ? Soyez le bienvenu, beau sire. S'il vous plaît de me le dire, je vous écouterai.

 

BÉRENGER. - Madame, je vous le dirai : à dessein, je me suis rendu ici. Je viens de Rome, où j'ai laissé votre Seigneur, qui ne vous prise pas plus que la queue d'une cerise ; d'une fille il s'est accointé, qu'il a en si grande amitié qu'il ne sait comment d'elle s'éloigner. Cela m'a fait partir de Rome pour vous l'annoncer et dire, car j'en ai grand deuil et grande colère ; et puisqu'il a si mal agi, j'ai senti pour vous un si grand amour que nuit et jour ne puis durer, tant cela me fait de cruels maux souffrir pour vous, ma dame.

 

DENISE. - Comment, Bérenger ? Par votre âme ! Êtes-vous si vaillant homme que vous veniez jusqu'ici de Rome pour me tenir pareil langage ? Certes vous ni votre famille ne sauriez dire rien de bien, sinon méchanceté et trahison ! Aussi je ne vous crois en rien. Sortez, sortez de devant moi, sur-le-champ !

 

BÉRENGER. - Dame, pour Dieu ! ne me traitez pas avec dépit, si je viens me plaindre à vous. Pour Votre amour je pâlis et rougis souvent et j'ai le cœur éperdu, si bien que j'en ai tout à fait perdu le boire et le manger.

 

DENISE. - Allez-vous-en ! faux flatteur ! Hors d'ici sur l'heure.


BÉRENGER. - Je m'en vais sans dire un mot de plus, Dame,  ! Vieux verbe, dont il reste dans la langue accointance. puisque point ne vous agrée ce que je voit et ai dit en secret, et qu'au contraire cela vous déplaît.


DENISE. - Il me faut retourner à l'hôtel. Je n'irai pas plus loin. Retournez vite avec moi, Églantine.

 

LA DAMOISELLE. - Ma dame, de bonne volonté, je ferai à votre gré.


BÉRENGER.. - Comment m'arrangerai-je ? La reine ne me veut point ouïr ; et cela me chagrine trop le cœur de perdre en cette aventure toute ma terre par la gageure que j'ai faite, je le vois très bien, si je n'ai pour moi aucun moyen. Je vois venir sa damoiselle ; je veux la tenter pour savoir si elle ne me pourrait pas aider en quelque chose.

Damoiselle, un mot seulement je voudrais vous dire en secret, pourvu que cela vous agrée. Qu'en dites-vous ?


LA DAMOISELLE. - Doux sire, vous pouvez me dire en toute sûreté votre désir. Je n'en aurai ni courroux ni colère, car j'y consens.


BERENGER. - Si vous voulez me donner conseil sur deux choses que je vous dirai, or et argent plus donnerai que vous ne me demanderez et m'est avis que vous ferez bien ce que je veux.


LA DAMOISELLE. - Je ferai de tout cœur, et non malgré moi, ce que je pourrai pour vous, sire, mais, sans plus, veuillez bien me dire ce que vous avez à faire,


BÉRENGER. - Ma chère amie débonnaire, si pour moi vous voulez travailler tant que vous me puissiez bâiller le joyau que la reine aime et garde le plus, et regarder où se trouve son signe et quel il est, et me le dire, je suis tout prêt de vous donner trente marcs d'or, dont vous pourrez faire un trésor ; et pour que vous me croyiez, je vous donne ce sac-ci, voyez, c'est tout or fin.


LA DAMOISELLE. - Sire, je vous promets de mener à fin cette affaire et de vous répondre sur ces deux choses avant demain none du jour.


BÉRENGER. - Ne tardez donc pas, mon amie, et je reviendrai ici demain, et vous apporterai tout ce que je vous ai promis, et certes, moi et mes amis, nous serons à vous.


LA DAMOISELLE. - Allez-vous-en. Nous ferons la chose (Seule.) Maintenant il ne me faut plus qu'être attentive et je suis riche et heureuse, hé ! je sais bien ce que je ferai. Je donnerai à boire à ma dame aujourd'hui même un vin ainsi préparé que je pourrai voir tout à fait son corps partout quand elle dormira, sans crainte de la réveiller...


DENISE. - Églantine, sachez que j'ai très grande envie de boire. Allez me chercher sur-le-champ des pommes et du vin aussi, et apportez-les-moi ici bien vite, je vous en prie.


LA DAMOISELLE. - Ma dame, j'y vais sans tarder. (Elle revient.) Voici vin et poulines que j'apporte. Or, dites, êtes-vous disposée à ce que je vous en prépare une que vous mangerez ? Et après, dame, vous boirez de ce vin-ci,


DENISE. - Oui, je veux le faire comme vous l'avez dit.


LA DAMOISELLE. - Cela sera, fait ainsi. Tenez donc et mangez : cette pomme est de blanc dure! et je l'ai bel et bien préparée de mon mieux.


DENISE. - Allons ! J'en veux faire l'essai et savoir si de saveur et de goût elle est bonne. (Elle goûte la pomme.) Verse, verse, donne-moi à boire maintenant. J'ai trop grande soif.


LA DAMOISELLE. - Volontiers et de grand cœur. Venez, ma dame.


DENISE. - Il y a longtemps que je n'ai eu si grande soif, par mon âme ! comme je l'avais tout à l'heure.


LA DAMOISELLE. - Je vous en crois bien, Dieu me voie ! A votre santé, s'il plaît à Dieu ! Si vous en voulez encore, je verserai sans tarder.


DENISE. - Non pas ! Je voudrais aller reposer, car en vérité ce vin m'est déjà monté à la tête, il me semble.


LA DAMOISELLE. - Dame, à votre gré ! Venez, et je vous accompagnerai. Allons ! Je vous laisserai reposer tout à votre aise.


DENISE. - Vous dites bien ; mais laissez-moi, allez-vous-en.


BÉRENGER, dans une autre partie du théâtre. - Le désir me prend de retourner vers damoiselle Églantine savoir si elle m'enseignera le signe de la reine, sa maîtresse, et comme il adviendra de nos affaires.



LA DAMOISELLE, revenue auprès de sa maîtresse endormie. - Maintenant je veux songer sans retard à gagner ce qu’on m'a promis en plus de ce qu'on m'a déjà mis entre les mains. Je serais folle si je manquais en cette occasion de faire un gain tel que trente marcs d'or. Certainement je vais savoir si ma dame est toujours endormie. Si elle dort, je ne doute pas que je ne puisse accomplir mon dessein. Elle dort: mon affaire va bien. Je verrai où se trouve son signe, et j'aurai bientôt le joyau qu'elle garde comme le plus cher, (ici elle cherche le signe et prend l'os.) C'est fait ! Je m'en vais vite vers le comte Bérenger.

(Au comte.) Sire, ne me faites pas d'objection pour me donner ce que vous m'avez promis : vous devez bien le faire. Voici pourquoi. (Elle lui donne l'os.)


BÉRENGER. - Chère amie, parlons tout bas : approchez-vous de moi plus près. Voici vos trente marcs tout prêts, que je vous délivre comme bien gagnés. Maintenant dites-moi où est son signe tout franchement.


LA DAMOISELLE. - Sire, ce joyau-ci je vous livre : c'est la chose certainement qu'elle gardait avec le plus de soin, et qu'elle aimait le mieux, car c'est l'os d'un des doigts du pied de monseigneur : aussi lui était-il cher. Après, pour vous satisfaire promptement, je veux vous dire où est son signe, mais à l'oreille et en particulier : je vous dis vrai.


Elle lui parle à l'oreille.


BÉRENGER. - C'est tout ce que je voulais savoir. Maintenant je prendrai congé de vous et ne vous retiendrai pas plus longtemps ici. M'amie, adieu !


LA DAMOISELLE. - Puissiez-vous aller en tel lieu qu'il vous arrive du bien !


BÉRENGER. - Maintenant je m'en vais confiant et joyeux, puisque j'ai ce que je voulais avoir, et que je sais ce que je dédirais savoir plus que rien au monde. Je ne demeurerai plus ici davantage, mais je m'en irai tout droit à Rome.


Il part pour Rome.


À Rome.


BÉRENGER. - Je vois là-bas où siège l'empereur et près de lui Othon. Dieu ! qu'il sera ébahi quand il entendra ce que je lui dirai. Mais n'importe! je ne me tairai pas par égard pour lui.

Que Dieu donne honneur et joie aussi à votre noble compagnie ! Roi Othon, je me vante ici, si vous ne me faites faux bond, que je serai roi d'Espagne. Dites, connaissez-vous cet os ? En vérité j'ose vous dire (Sire, ne vous courroucez pas) que j'ai réussi dans ma gageure... Quant au signe secret ; je vous le dirai à l'oreille, si vous voulez.


OTHON. - Eh Dieu ! comme je suis affligé ! Je vois bien que j'ai perdu ma terre. Le cœur me serre au ventre de colère ! Ah ! très fausse et déloyale femme ! Comment m'as-tu u fait cet affront ? Vraiment je me fiais en ton honnêteté tant que je te tenais pour la meilleure des femmes : mais je n'aurai de cesse avant de t'avoir mise à mort honteusement.


L'EMPEREUR. - Beau neveu, vous agirez autrement. Avec moi vous demeurerez ici jusqu'à ce que vous ayez une autre terre. Je vous le conseille.


OTHON. - Certes, sire ! c'est en vain que vous voulez me retenir. Ne m'en parlez plus. J'irai mettre à mort honteuse celte femme, avant que je meure moi-même.


En Espagne.


DENISE. - Allons nous ébattre, Églantine, devant cet hôtel un tantinet, car le cœur et le corps me sont pesants et sans entrain.


LA DAMOISELLE. - Dame, que votre volonté soit faite entièrement ! Allons !


TROISIEME BOURGEOIS. - Dieu merci ! J'ai tant joué des talons et marché droit que j'ai devancé le roi et que je vois la reine sa femme. C'est fort à propos, Ma chère dame, je viens à vous pour vous prévenir d'une chose que vous avez grand besoin de savoir, assurément.


DENISE. - Lève-toi, mon ami,... parle, est-ce un secret ?


LE BOURGEOIS. - Oui, ne m'en sachez pas mauvais gré ; car pour votre bien je vous le dis. Le roi vient ici tant courroucé que s'il vous tient, soit à tort ou à raison, certes, il vous mettra à mort bientôt !


DENISE. - Las ! Pourquoi ? Qu'ai-je méfait ?Sais-tu, ami ?


LE BOURGEOIS. - L'autre jour il mit en gageure son royaume — pour vous conter brièvement l'affaire — contre Bérenger, le comte, parce qu'à la cour celui-ci se vantait qu'il n'était femme qu'il ne pût séduire, s'il avait loisir de lui parler. Et monseigneur, alors, dame, vous tint pour si bonne et honnête femme qu'il gagea son royaume qu'il ne pourrait en être ainsi de vous. Bérenger engagea aussi sa terre et ensuite il dut venir jusqu'ici, et après il retourna à Rome et se vanta devant maintes personnes que de vous, dame, il avait fait sa volonté. Et en outre, il en apporta des preuves dignes de foi : ce qui m'étonne.


DENISE. - Ah ! très doux Dieu, si je m'afflige et sens grande douleur en mon cœur, en puis-je mais ? Peu s'en faut que je ne sorte de mon bon sens quand je vois que sur moi court une renommée dont je sais diffamée et à grand tort !


LE BOURGEOIS. - Chère dame, prenez courage et songez à préserver votre vie. Je vous le conseille.


DENISE. - Il me faut croire votre conseil. Je m'en vais un peu à l'église. De repos vous avez bien besoin, allez le prendre.


LE BOURGEOIS. - Dame, volontiers, sans attendre ; car aussi j'ai beaucoup peiné : il y a six jours que je ne me suis déshabillé pour venir ici.


DENISE. - Je pense vous en dédommager, mon ami, avant qu'il soit longtemps. Allez-vous-en avec Églantine dans la maison. (A Églantine.) Donnez-lui, je vous le dis sans plaisanter, une de mes robes tout entière.


ÉGLANTINE. - Ma dame, de plein gré je ferai votre commandement Puisqu'il lui plaît ainsi, sire, allons-nous-en de ce pas.


LE BOURGEOIS. - Dame, allons ; je ne vous veux pas contredire en rien.

 

Dans l'église.


LA REINE, seule. - Ah ! mère de Dieu, qui de tous biens et de toutes grâces es le trésor, qui consoles les affligés et conseilles ceux qui ont besoin, en pitié veuille me regarder et réconforter ma malheureuse âme, car tu sais bien que c'est à tort, Dame, que je suis accusée d'un méfait que jamais je ne pensai ni ne commis. Car j'aimerais mieux être, vierge très haute, mise en un abîme et qu'il ne soit plus question de moi, Glorieuse Vierge pure, qui en vous avez pu comprendre ce que les cieux ne peuvent embrasser, alors que la sagesse éternelle vous élut mère paternelle, très excellente et souveraine, qui n »eûtes jamais de seconde ni de précédente pareille à vous et n'en aurez jamais (c'est pourquoi vous êtes et fûtes appelée avec raison mère et fleur de virginité, qui est une gloire pour tout le paradis). Ah ! dame, par signe ou par paroles ou par autre inspiration envoyez-moi consolation, car avant que d'ici ne bouge j'attendrai que par vous je trouve du réconfort.


Au Paradis.


DIEU. - Mère, je vois là-bas la reine d’Espagne qui est en grande affliction, car sans cause elle est en mauvaise posture. Aussi elle ne cesse de vous prier. Consentez à vous rendre tout de suite auprès d'elle.


NOTRE-DAME. - Fils, à votre commandement j'obéirai : c'est de raison. Allons-nous-en sans retard, Anges, où je suis tant priée. Accompagnez-moi vous deux en chantant à cœur joie !


GABRIEL. - C'est bien juste, douce dame chère, que nous fassions à votre plaisir. Aussi nous le ferons de cœur sincère et volontiers.


MICHEL. - Oui, et Jean fera le troisième. En avant donc ! Chantons en musique ce premier tour.


Rondeau.


On prend loyauté son séjour,

Où est charité sans mesure

Fors qu'en vous, douce Vierge pure ?

Où a virginité honneur

Recouvré par-dessus nature,

Où prend loyauté son séjour,

Où est charité sans mesure,

Où doit être aussi le retour

Et le refuge à créature

Afin qu'en gloire toujours duré

Où prend loyauté son séjour,

Où est charité sans mesure,

Fors qu'en vous, douce Vierge pure ?


Dans l'église.


NOTRE-DAME. - Pour la dévotion et le grand soin que tu as mis à me prier, je viens ici près de toi sans tarder. Oui, il ne faut pas avoir de chagrin. Écoute : d'une robe d'écuyer secrètement tu te vêtiras et tu iras en Grenade chez ton oncle : là est ton père. A les bien servir aie le cœur prêt, sans te faire à aucun connaître, et sache pour accroître ton honneur, que malgré toutes les peines que tu auras, à là fin tu seras vengée de celui qui par fausseté t'a accusée de la déloyauté pour laquelle Othon te fait la guerre. Pense à te mettre bientôt en route et fais-le secrètement. Je ne t'en dis pas plus. Allons-nous-en, mes amis, dans la gloire céleste : je ne veux plus à présent demeurer ici.


SAINT JEAN. - Reine digne d'être honorée, nous ferons votre commandement ; et néanmoins nous chanterons, d'accord tous trois ensemble.


SAINT MICHEL. - Il convient bien, ce me semble, que nous chantions à cœur joie, quand est de notre compagnie celle qui est notre gloire.


GABRIEL. - Vous avez dit parole vraie : chantons donc d'accord par amour.


Rondeau.

Où doit être aussi le retour

Et le refuge à créature

Afin qu'en gloire toujours dure ;

Où prend loyauté son séjour,

Où est charité sans mesure,

Fors qu'en vous, douce Vierge pure ?


Ils retournent au paradis.


DENISE. - Ah ! mère de Dieu, puisqu'il vous a plu de prendre soin de moi, à ce que je vois, et que vous m'avez conseillé d'aller à Grenade, auprès de mon oncle, amoureuse Vierge courtoise, puisqu'il vous plaît que je fasse ainsi, je vais me mettre, sans plus tarder, en un tel habit qu'on ne puisse me reconnaître et que nul ne me trouve.

(Elle rentre au Palais.) Ah ! Dieu, cela est fort à propos, il n'y a ici nul de mes gens. Tous dorment profondément. Il me faut songer à m'apprêter ; puis je m'en irai tonte seule. (Elle s'habille en homme.) C'est fait : je vais prendre ce chemin et je penserai à marcher fort. Mère de Dieu, soyez mon soutien pendant ma route !


Elle part sans être vue.


LA DAMOISELLE, dans la rue. - - Voyez ! par le corps de saint Domin ! que fait ma dame à l’église, si elle n'avait qu'à y dire une prière ? Elle y reste bien longtemps. Je vais la chercher en vérité. Voyez ! Elle n'est pas devant l'autel, et elle n'est pas non plus dans sa maison. Où est-elle allée ?


SECOND BOURGEOIS. - De quoi parlez-vous ainsi, Églantine, ma chère amie ? Je vous vois comme tout ébahie, je ne sais de quoi.


LA DAMOISELLE. - Je m'ébahis de ne pas voir, sire, ma dame ici ni là. Depuis qu'elle est allée à l'église, elle n'est pas revenue en son hôtel. Aussi je la cherche autant que je peux en bas et en haut.


SEC0ND BOURGEOIS. - Allons donc demander à Ernaut, que je vois là-bas, s'il ne l'a point vue...


LA DAMOISELLE. - Ernaut, bonjour vous soit donné ! Dites-nous voir, Dieu vous garde, si vous avez vu quelque part aller votre dame ?


PREMIER BOURGEOIS (ERNAUT). - Nenni, Églantine, par mon âme. Qu'y a-t-il ? Qui est-ce ?


ÉGLANTINE. - Ma foi, je ne cesse de chercher ma dame, et n'en puis savoir nouvelle, c'est ce qui me contrarie beaucoup.


SECOND BOURGEOIS. - Haro ! Dieu ! Taisez-vous. Comment dites-vous ? Madame est perdue ! Mainte âme en sera éperdue, s'il en est ainsi !


OTHON, arrivant de Rome. - Quel parlement tenez-vous ici ? Seigneurs, je vous vois, ce me semble, tous tristes de cœur et l'air abattu !


SECOND BOURGEOIS. - Mon cher seigneur, notre très chère reine et dame, votre femme, — lui a-t-on fait quelque offense ? — est perdue, nous le disons.


OTHON. - Ne vous en souciez pas ! Laissez-la aller. Elle m'a fait perdre ma terre : au ventre j'en ai le cœur serré. Je la croyais prude femme ; mais elle m'a fait telle offense que Bérenger a fait d'elle sa volonté et s'en est vanté devant mon oncle en pleine cour. Et je dois bien le croire en vérité, car il m'a donné telles preuves que je ne puis le contredire. Et, certes ! si je la puis tenir, je la ferai mourir honteusement. Et sachez bien que je la chercherai jusqu'à ce que je l'aie trouvée. Je m'en vais. Vous ne me verrez plus. Vous aurez Bérenger pour seigneur. Adieu ! vous tous !


A Grenade.


DENISE, déguisée en homme, est arrivée à Grenade. - Ah Dieu ! j'ai tous les membres rompus de ce voyage que j'ai entrepris. Je n'avais pas appris à supporter telle fatigue. Mais puisque je me vois en Grenade, je ne me soucie plus de ma peine. Je vois là-bas mon oncle, et mon père : il faut que je me présente devant eux. Mais je vous prie, beau sire Dieu, dévotement, pleurant des yeux, que, quand je serai venue là-bas, je ne sois pas reconnue d'eux. (Elle s'approche des princes.) Messeigneurs, Dieu vous donne à tous honneur ! Je viens ici à vous savoir si par votre permission je pourrais avoir ici un emploi, quel qu'il fût.


LE ROI DE GRENADE. - Ami, il faudrait qu'on sût à quel emploi tu es propre pour, mériter nos bonnes grâces. Qu'en diras-tu ?


DENISE. - Sire, je sais porter lance et écu et chevaucher comme il faut, quand il est besoin, en bataille. Je sais aussi, mon seigneur cher, trancher devant un riche homme à table. J'ai eu autrefois la seigneurie de l'échansonnerie. En somme je sais tout le service qu'on doit faire devant un riche homme, comme un prince ou un roi.


LE ROI DE GRENADE. - Tu demeureras donc avec moi. Tu nous serviras, moi et mon frère, et selon ce que tu feras, je t'avancerai.


DENISE. - Sire, s'il plaît à Dieu, je ferai selon mon pouvoir, selon votre gré. Le vôtre aussi, cher sire, et celui de tous vos autres gens.


ALPHONSE. - Si tu es diligent de bien faire, tu pourras parvenir à un grand honneur, puisque tu te feras aimer du grand et du petit.


LE ROI DE GRENADE. - Frère, j'ai grand appétit de manger : envoyons chercher par cet écuyer-ci bonne chère. Aussi bien je désire regarder la manière dont il sert, je vous le dis.


ALPHONSE. - Nous allons voir, Ami, viens ici, Comment l'appelles-tu ?


DENISE. - Sire, Denis est mon nom ; et pas un autre.


ALPHONSE. - Denis, dressez convenablement une table ici, sans rêver, et allez nous quérir à manger en la cuisine.


DENISE. - Je ferai volontiers selon votre commandement. (Elle dresse la table.) C'est fait. Je m'en vais vite me pourvoir de quoi vous donner à manger. (Elle sert les mets.) Allons ! monseigneur, venez vous asseoir, s'il vous agrée en vérité. Voici la table et les mets apprêtés, sire, pour vous.


LE ROI DE GRENADE. - Je vais donc m'asseoir, doux ami. Ça, beau-frère ! asseyez-vous ici. En avant ! coupez la viande, mon ami, et servez-nous.


OTHON, seul dans une autre partie du théâtre. - Certes, je suis tellement hors de mon sens qu'il s'en faut de peu que je ne devienne enragé. J'ai cherché par tout ce pays, en haut, en bas, devant et derrière, et je ne puis trouver nulle part cette gueuse que je cherche. Je crois que Dieu la protège. C'est un fait ! Je le vois très bien. Ah ! mauvais Dieu, que ne te tiens-je l Vraiment, si je te tenais, je te romprais de coups. Eh ! vois, toi et ta croyance je renie et toute ta puissance, et je m'en vais droit outre mer demeurer comme Sarrasin et observer la loi de Mahomet ! Oui, qui en toi met sa confiance, fait une folie !


À Grenade.


SALOMON, à la cour du roi de Grenade. - À votre noble compagnie Dieu donne joie, plaisir, honneur !


LE ROI DE GRENADE. - Salomon, sois le bienvenu, par ma foi ! Si tu apportes des nouvelles, je te prie, ne t'éloigne point ayant de nous les avoir dites.


ALPHONSE. - Avant de blâmer ni d'outrager âme qui vive, Salomon, Dieu te donne avantage, dis-nous ce qu'il est en Espagne. Ne nous mens pas !


SALOMON. - Je m'en garderai bien, soyez-en sur, sire. L'empereur l'a conquise, et a donné votre fille Denise à Othon son neveu ; elle a été couronnée reine d'Espagne et Othon en a été roi, mais depuis, il y a eu si grande discorde entre eux qu'Othon a mis à mort votre fille. Je ne sais si ce fût à tort et l'on ne sait ce qu'il est devenu. Maintenant celui qui est considéré comme roi d'Espagne est un certain Bérenger, qui a gagné le royaume, à ce que l'on dit, par une gageure.


ALPHONSE. - Certes, je suis tout consterné et toute ma joie est passée, puisque ma fille est morte...


LE ROI DE GRENADE. - Salomon, va te reposer ; je vois bien que tu es fatigué... Frère, secouez votre deuil. Puisqu'il en est ainsi, il ne se passera pas longtemps avant que nous allions assaillir l'Empereur, tellement qu'il lui paraîtra bon de faire la paix avec nous. Denis, allez-nous chercher du vin. Beau frère, je vous veux poser une question. Il n'y a ici que nous deux ensemble. Que pensez-vous de cet écuyer ?


ALPHONSE. - Frère, voici ce que j'en dis. Il me semble gracieux en ses actions ; il est gentil de corps et bien fait, et, aussi je crois qu'en une bataille il ferait bonne besogne sans faute, et saurait bien s'entremettre de défendre contre tout homme, son maître et lui-même.


LE ROI DE GRENADE. - Ma foi ! j'ai l'intention de l'emmener, s'il lui plaît, avec nous à Rome ; il sera mon gonfalonier ; car il m'agrée et me plaît par-dessus tous mes gens.


ALPHONSE. - A vrai dire, nul de ceux qui sont ici ne fait si beau service que lui, ni de telle façon. Il est éveillé et habile : quelque chose qu'il fasse, il semble qu'il n'y touche pas le moins du monde. C'est Dieu qui vous l'a donné sans doute, à mon avis.


LE ROI DE GRENADE. - Allez me vider ce vin-ci, Denis, en un autre vase, et donnez-moi de ce nouveau que vous tenez.


DENISE. - Je serais bien insensé et devrais être confondu si je vous le refusais. Tenez, cher sire.


MUSEHAUT, messager. - Mon cher seigneur, je vous viens dire que les quatre rois que vous avez mandés sont si dévoués à vous qu'ils sont prêts, eux et leurs forces, à venir ; il ne vous faut que leur faire savoir quel chemin ils tiendront et en quelle partie ils iront. C'est tout ce qu'ils attendent.


LE ROI DE GRENADE. - Retourne vers eux, et dis-leur qu'ils tendent et chevauchent vers Roménie (le pays de Rome) chacun avec tous ses barons, et que moi-même je me mettrai en mouvement et viendrai au-devant d'eux avec toutes, mes forces.


A la cour de Rome.


LE MESSAGER. - Cher sire, je viens vous annoncer un fait dont vous ne prenez pas garde : je vous dis donc que, avant qu'il soit longtemps, six rois vous viendront assaillir. Ils ont, sans nul doute, l'intention de vous détruire.


L'EMPEREUR. - Qui sont-ils ? Veuille m'en instruire...


LE MESSAGER. - Ce que j'ai su du messager, qui tous quatre est allé les chercher, sire, je vous le raconterai volontiers : le roi de Tarse et d'Aumarie, celui de Maroc et de Turquie, ces quatre sont prêts à venir. Le roi de Grenade vient après, et c'est lui — je vous l'annonce — par qui cette levée est faite, car il a au cœur grand tourment parce que vous avez dépouillé son frère Alphonse, du royaume d'Espagne et en autre main l'avez mis : aussi je vous conseille de vous pourvoir de gens d'armes, si vous voyez que je dise vrai.


L'EMPEREUR. - Pour ces nouvelles, ami, tiens, voici cent francs que je te donne ; et je veux que tu prennes le soin d'aller dire aux barons de ma terre qu'ils viennent bien vite auprès de moi. Que nul roi ni comte n'épargne rien pour s'armer et se montrer, et qu'ils viennent sans tarder d'un jour.


Le messager va accomplir sa mission.


A Grenade.


ALPHONSE, au roi de Grenade. - Certes, j'ai au cœur un grand courroux, frère, quand je me vois si abaissé que je ne puis mener avec moi autant de gens qu'il m'appartiendrait, si l'Espagne était encore en ma main. Et pourtant je n'estime pas cette perte plus qu'une maille, en la comparant à celle de ma fille la belle : c'est ce qui renouvelle en moi trop grande douleur.


PREMIER CHEVALIER. - Vous ne devez pas en être si affligé, sire, puisqu'il ne peut pas en être autrement, pensez à vous mettre en joie : c'est le mieux à faire.


LE ROI DE GRENADE. - Denis, je vous veux découvrir mon secret et mon plan, afin d'accroître votre honneur. Vous avez été pour moi un bon écuyer, je vous fais mon gonfalonier : c'est vous qui porterez ma bannière : on verra comment vous le ferez en la bataille.


DENISE. - Grand merci, monseigneur ! Sans mentir, s'il faut qu'il y ait bataille, je pense que devant tous passera votre bannière.


LE ROI DE GRENADE. - Volontiers je verrai la façon dont vous la tiendrez.


PREMIER CHEVALIER. - Sire, il serait bon d'envoyer en avant savoir quelles gens l'empereur peut avoir avec lui.


LE ROI DE GRENADE. - Lotard, je ne vois ici personne qui soit mieux taillé que toi pour cela : vas-y donc pour l'amour dé mol. Informe-toi avec soin et reviens le plus tôt possible.


LOTARD. - Mon cher seigneur, cela sera fait, j'y vais sur-le-champ.


À la cour de l'empereur.


BÉRENGER. - Pour vous prêter aide et secours je viens à votre appel, très cher sire, et j'amène, je puis vous le dire, quinze cents bons bacheliers et trois mille très bons archers et mille sergents.


L'EMPEREUR. - Je vous en, serai reconnaissant, Bérenger, à vous et à eux. Asseyez-vous ici; entre nous deux nous attendrons ceux qui viendront. Je verrai ceux qui m'aimeront à ce coup-ci !


OTHON, seul dans une autre partie du théâtre. - Hélas ! Malheureux ! que fais-je ici ?Je perds mon temps et mon corps ; voire même je perds mon âme, je perds la gloire des cieux que je pouvais acquérir. Las ! Si le cœur me serre de deuil, j'ai raison et cause trop bonne. Je suis une bien misérable personne, moi qui me mets en tel servage que je sers et adore Mahomet, qui n'est qu'une idole sans valeur ! Ah ! doux Jésus, si précieux, d'où m'est venue cette grande folie qui fait que moi, que tu as fait à ton image et gratifié du nom de chrétien, je n'ai pas su le reconnaître, mais ai fait œuvre si amère que j'ai renié toi et ta mère par désespoir et par courroux ? Ah ! sire, qui êtes miséricordieux et doux, comme le dit la sainte Écriture, pour toute créature humaine, qui se repent de son méfait, je vous demande pardon de ce que J'ai commis ! Pardon ! Las ! Comment l'oser dire ? Certes je demande une chose où vous avez beau jeu de m'éconduire, et de me refuser avec raison, sire. Aussi je m'assoirai à terre et je gémirai sur mon péché amèrement.


Au Paradis.


DIEU. - Mère, et vous, Jean, allons-nous-en jusqu'à ce pécheur Othon. Du deuil qu'il a je veux que nous le tirions. De cœur contrit il gémit et pleure, tellement que je ne veux pas qu'il demeure plus longtemps en une pareille lamentation. Sa dévote contrition, qui couvre sa face de larmes, me contraint de lui faire grâce. Allons ! en avant, vous tous !


NOTRE DAME. - Mon Dieu, mon père et mon doux fils, nous ferons votre volonté. Allons ! Anges ! Soyez prêts à descendre bientôt.


Les anges et saint Jean obéissent et se mettent en route en chantant.


Rondeau.


Reine des cieux, qui à vous

Servir met son intention

Moult fait bonne opération :

Et acquiert vertus, et de tous

Ses vices à rémission,

Reine des cieux, qui à vous

Servir met son intention :

Trouve en la fin Dieu si doux

Que de gloire a réfection,

Où est toute perfection ;

Reine des cieux, qui à vous

Servir met son intention,

Moult fait bonne opération.


DIEU. - Othon, pour ta contrition vraie, que je vois en toi, tu as recouvré grâce. Tais-toi. A Rome tout droit tu t'en iras ; là ton péché confesseras, puisque tu es venu à repentance. Il le faut, tu y es tenu, ou ce que tu fais ne vaut rien. En outre, lu as commis une grande faute, toi qui à tort as détesté ta femme et l'as envoyée à la mort. Ne demeure plus en cette terre, mais va-l'en sans tarder à Rome, et fais ce que. je t'ai prescrit.


NOTRE DAME. - En avant ! Anges et vous, Jean, allez par le chemin par où vous êtes venus, et en allant, dites le chant que vous avez commencé.


GABRIEL. - Excellente Vierge de prix, puisqu'il vous plaît, nous ferons ajnsi.

(Fin du rondeau précédent.)


Ils retournent au paradis.



OTHON, seul. - Père de consolation, pitoyable, doux et miséricordieux. Ah ! Sire ! quand je me rappelle que des cieux vous êtes sorti et à moi vous êtes montré, et votre douce mère aussi, et que je vous ai vu ici, je dois bien tendre ma bouche, mes mains et mon cœur à vous louer et rendre grâces. Je ne demeurerai plus ici, mais je m'en irai seul à Rome tout à présent.


À Grenade.


LOTARD. - Pour accomplir ma mission, messeigneurs, je reviens auprès de vous et je veux vous annoncer le résultat de mon voyage à Rome. Il y a d'armes maint bon homme. L'empereur y est, sans nul doute, et plusieurs nobles forment son escorte. Je le vis assis en son trône et près de lui le marquis d'Ancône et le prince de Pareille aussi et le comte de Sainte-Rente, Béranger le roi d'Espagne, et le comte de Mondanger. Bref, il y avait, à mon avis, de vingt à trente grands barons ; ils ont un grand rassemblement de gens et n'attendent que votre venue pour combattre.


DENISE. - Messeigneurs, avant que nous allions plus avant vers la bataille, je vous prie de me laisser aller parler à l'Empereur. Je tiens que par mon intervention je vous mettrai d'accord, si j'y vais et je puis vous dire que vous pourrez encore voir, sire, n'en doutez pas, votre fille, que vous regrettez si souvent, à ce que j'entends.


ALPHONSE. - Ah ! Dieu ! verrai-je cet heureux moment ? Pour elle souvent je pleure et soupire ; il n'y a rien que je désire tant.


LE ROI DE GRENADE. - Frère, laissez en paix de tels regrets, je vous en prie.


DENISE. - S'il vous plaît, donnez-moi la permission que je vous demande.


ALPHONSE. - Beau frère, par votre commandement, qu'il aille où il dit.


LE ROI DE GRENADE. - Qu'il aille ! Je n'y mets nul contredit. Denis, allez.


DENISE. - Messeigneurs, puisque vous le voulez, je ne dois pas y aller tout seul : il me faut avoir compagnie, vous le savez.


ALPHONSE. - Mon cher ami, vous avez dit vrai. Ces deux hommes-ci avec vous iront, qui vous feront compagnie, s'il vous suffit.


DENISE. - Sire, oui, par Dieu qui me fit ! Allons, avant qu'il s'écoule beaucoup de temps ; nous ferons la besogne bien, s'il plaît à Dieu.


OTHON, dans une autre partie du théâtre. - Eh, mère de Dieu ! Comme me déplaît le temps que j'ai si mal employé ! L'ennemi m'avait bien tâté ; mais, Dieu merci, je ne suis pas mort. Le repentir, le remords que j'ai, avec le soin que j'aurai de bien faire ce que l'on m'imposera, s'il plaît à Dieu, ainsi que là peine que j'y mettrai, me sauveront. Je vais à Rome, où je ne suis pas entré depuis longtemps. Maintenant il me faut être diligent d'y aller, avec ces gens, que je vois venir.


C'est précisément le groupe où se trouve la reine sa femme
déguisée en écuyer.


Sur la route de Rome.


DENISE. - Dieu vous garde ! Ami, dites-moi, d'où venez-vous ?


OTHON. - Je viens d'outre-mer, doux sire, et vais à Rome.


DENISE. - Beaux seigneurs, prenez-moi cet homme et emmenez-le avec nous. Vous ne savez pas qui vous tenez. Je le connais mieux qu'il ne pense ; gardez qu'il n'échappe d'entre vos mains.


PREMIER CHEVALIER D'ALPHONSE. - Çà, rendez-vous à nous, beau maître ! Si vous voulez vous mettre en défense, vous êtes mort.


DEUXIÈME CHEVALIER. - Ami, je te conseille d'offrir et rendre ton corps de bonne volonté, tu ne t'en trouveras que mieux, je t'assure.


OTHON. - Beaux seigneurs, en vos mains je me mets et me rends à vous tous ensemble. Vous êtes nobles gens, ce me semble, et vous n'en valez que mieux.


DENISE. - Rien de plus ; nous sommes tels quels. Avec nous il vous convient de venir, sans plus tenir ici ni nous arrêter.


OTHON. - J'irai volontiers, sans hésiter et vous servirai : c'est raison. Ne me mettez point en prison, je vous en prie.


PREMIER CHEVALIER. - En avant ! Avec nous sans retard venez-vous-en.


OTHON. - Prenez tel chemin que vous voudrez : je vous suivrai.


À Rome.


DENISE arrive à la cour de l'Empereur avec Othon. - Sire Empereur, Dieu le vrai vous donne honneur et bonne vie et à toute la baronnie que je vois ici. Je n'en excepte personne, fors Bérenger, le roi d'Espagne, mais contre lui je baille mon gage et en présence de tout ce noble baronnage, je l'accuse de trahison ; car, comme un imposteur et sans raison il s'est vanté d'avoir séduit une sœur à moi : ce dont elle conçut une telle frayeur et une telle douleur que hors du pays elle s'est enfuie, et je n'en ai plus eu de nouvelles. Votre neveu, qui était homme bon et hardi, de deuil fut si fort égaré qu'on ne sait où il s'en alla ; et comme j'en ai le cœur serré, je veux vaincre le traître en champ clos. Donnez-m'en le droit.


OTHON. - Sire, je vous prie ici de me laisser entrer dans le champ. Oncle, ne me reconnaissez-vous pas ? Sachez que je suis Othon, votre neveu, qui a depuis cet événement souffert maint tourment. Je viens d'outre-mer.

L'EMPEREUR. - Othon, beau neveu, puisque je vous tiens, certes, mon cœur est apaisé. Embrassez-moi vite et baisez moi. Soyez le bienvenu.


OTHON. - Sire, je me plains devant tous vos barons que je vois ici assemblés, de ce traître faux que voici, et je dis qu'il tient ma terre à tort : aussi je veux le combattre corps à corps et le confondre.

 

BÉRENGER. - Othon, je crois qu'en la fin vous vous trouverez déçu. La vérité est que j'ai séduit votre femme. N'en parlez pas si hautement : car je prouverai que c'est vrai, en champ clos, si vous voulez le combat et si l'on convient qu'il doit avoir lieu. Je ne prise pas votre menace plus que rien.


L'EMPEREUR. - Allons ! Paix ! terminons ce débat. Bérenger, que cela vous plaise ou non, il faut que vous combattiez l'un des deux.


BÉRENGER. - Sire, n'en discutez pas plus longtemps. Très volontiers, pourvu que vous me disiez avec lequel je dois avoir affaire pour être quitte.


L'EMPEREUR. - Auquel de vous deux adjugerai-je celte affaire ?


OTHON. - Sire, il est juste que ce soit à moi, car c'est mon fait. Et je vous prie, cher sire, qui m'avez pris, de m'en accorder l'octroi (la grâce).


DENISE. - Puisque vous le voulez je n'y veux point contredire.


OTHON. - Grand merci plus de cent fois, sire, de ce consentement.


L'EMPEREUR. - Allons vite ! pour savoir qui a tort, Seigneurs, allez sans tarder monter à cheval et revenez en cette pièce de terre.

 

OTHON. - Puisque vous m'en donnez le congé, sire, j'y vais.


BÉRENGER. - Regardez ! Fait-il grand esbroufe ! Il m'a déjà battu, à ce qui lui semble, mais quand nous pourrons être ensemble dans le champ, je pense lui faire tel assaut, qu'il n'aura pas autant de caquet ! Je vais monter a cheval.


DENISE. - Certes, sire, j'ouïs conter à ceux qui connaissaient ma sœur et qui savaient bien quelle était sa con- duite, qu'en Espagne il n'y avait pas femme ayant meilleur renom, et quand la gageure advint et qu'on vint lui dire là chose, et qu'Othon eut perdu l'Espagne, elle eut le cœur si éperdu qu'elle se pâma contre terre et la nuit s'enfuit à toute hâte par divine inspiration ; car on l'avait avertie que si Othon pouvait la tenir, il la ferait périr honteusement, sans l'épargner.


OTHON, à la sainte Vierge. - Dame de gloire céleste, Vierge en qui toute grâce abonde, mère, telle que jamais seconde ne fut devant toi, ni après, Rose de lis, cyprès de beauté, qui nous parfumes de tes bonnes œuvres, ouvre vers moi tes yeux de douceur et en ta pitié considère-moi et garde moi de mort honteuse. Dame, en ce champ où je vais entrer, donne-moi sur mon adversaire telle victoire qu'il avoue et de sa bouche confesse comment il a par trahison tenu ma terre et sans droit. Dame, en toi seule est mon espérance ; dame, en toi ai si grande confiance et en ton aide je me fie tellement que je fais peu de cas de ma force et de mes armes (Dame, entends-moi), au prix de l'aide que j'espère avoir en toi.

 

Dans le champ clos.


BÉRENGER. - Othon, Othon, puisque vous voici dans le champ, jamais vous n'en sortirez que vous ne mouriez honteusement et de mes mains.


L'EMPEREUR. - Allons vite ! Seigneurs ! c'est ma volonté que tous deux vous mettiez pied à terre. Renvoyez vos chevaux sans tarder.


OTHON. - Sire, je ferai volontiers votre plaisir.


BÉRENGER. - Je ne désire pas autre chose non plus : c'est fait, je suis à terre.


L'EMPEREUR. - Beaux seigneurs, il faut qu'aujourd'hui votre prouesse soit vue et que la vérité soit sue de votre fait, ce me semble. Plus un mot! Allez ensemble et que chacun fasse son devoir, puisque vous ne pouvez avoir la paix autrement.


OTHON. - Je te défie, traître ; c'est le moment de te garder de moi.


BÉRENGER. - Je ne te prise pas plus que rien. Contre toi je me défendrai bien et bientôt je te rendrai prisonnier et vaincu.


OTHON. - Tu ne le feras pas tant que j'aurai écu ou épée au poing.


Ils se battent.


BÉRENGER. - Je ne puis plus durer. Je vous donne, Othon, mon épée et me rends prisonnier comme un homme qui a mat agi et qui a tort.

 

OTHON. - Certes, je vous mettrai à mort, traître, avant que de cesser de combattre. Vous ne ferez plus jamais de trahison, quand vous quitterez ce champ, car sur le corps vous n'emporterez point la tête.


L'EMPEREUR. - Othon ! Othon ! en ce point, je vous défends de le détruire. Il nous dira, avant qu'il meure, tout son méfait.


OTHON. - Puisqu'il vous plaît, qu'il soit fait ainsi. Avoue, larron !


BÉRENGER. - Je te prie de m'accorder merci, noble baron : je te confesserai tout mon crime, et je ne mentirai pas d'un mot. Quand je gageai, par ma présomption, qu'il n'était femme, si sage fût-elle, dont je ne fisse ma volonté pourvu que je lui pusse parler, et que je parlai à votre femme, elle vit bien en quelle grande honte elle tomberait, si elle me croyait. Aussi ne daigna-t-elle m'écouter, comme bonne et belle. Alors je me tournai vers sa damoiselle qui avait nom Églantine : tant je lui promis et lui donnai qu'elle m'apporta ce qui devait me servir de preuves, elle m'informa aussi du signe que votre prude femme porte et où il se trouve, si elle n'est pas morte, mais je ne l'ai jamais vu, et n'ai pas pu la séduire,, bien que je m'en sois vanté. Mais je mentais.

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OTHON. - Traître, tu m'as bien anéanti. Par toi je l'ai perdue en vérité, car jamais je ne pus savoir où elle s'en est allée.


DENISE. - Sire empereur, ce traître-là, ne souffrez point qu'Othon le tue ; faites-le venir encore et devant vous : bientôt vous verrez une chose dont vous serez fort émerveillé.


L'EMPEREUR. - Puisque, vous me conseillez, il sera fait. Othon, beau neveu, je veux que vous deux veniez ici, mais Bérenger le premier sortira, et il nous révélera encore quelque méfait.


OTHON. - Qu'il soit fait, sire, à votre gré. Sus ! traître, sortez du champ. Vous n'êtes pas, ne le pensez pas, quitte de mort.


DENISE. - Très cher sire, avec votre permission laissez-moi vous dire en public ce que je viens chercher ici.


L'EMPEREUR. - Il me plaît. Dites vite, mon cher ami.


DENISE. - Sire, je viens ici comme messager pour empêcher, si je puis, la guerre, et pour mettre et établir la paix entre vous et vos ennemis, qui sont entrés en ce pays, Si cela vous plaît, j'en manderai deux et je les ferai venir ici, mais ils auront, sans vous en dire davantage, de vous un sauf-conduit pour l'aller et le retour. Je |e conseille.


L'EMPEREUR. - Mandez-les, mon ami, je |e veux et j'y consens.


DENISE. - Beaux seigneurs, allez vite, je vous prie, chercher nos seigneurs les rois, et faites tant que vous leur parliez. Dites-leur que sans délai chacun s'empresse de venir ici : ils verront leur fille et leur nièce qu'ils ont désirée depuis si longtemps.


PREMIER CHEVALIER. - Sire, nous ferons sans conteste et tout de suite ce que vous commandez. (Ils se rendent auprès des rois.)


En un lieu près de Rome.


PREMIER CHEVALIER. - Messeigneurs, n'attendez pas plus longtemps ici, mais à tous deux qu'il plaise et agrée de venir voir votre nièce et votre fille.


ALPHONSE. - Nous joues-tu un tour de quille, par moquerie ?


SECOND CHEVALIER. - Non, sire, par sainte Guérie ! Denis vous le mande par nous, après avoir de l'Empereur pris sûreté pour vous.


LE ROI DE GRENADE. - Puisqu'il en est ainsi, frère, allons-y.


ALPHONSE. - Allons, frère, je vous en prie. Tout ce que j'ai perdu, je ne le prise pas la valeur d'une bille, pourvu que je puisse voir ma fille, que je désire tant.


PREMIER CHEVALIER. - Vous la verrez, plaise à Dieu, Laissez-nous. Nous allons devant. Sire, avançons-nous, en avant... Allons par ici.


A Rome. Au palais de l'Empereur.


DENISE. - Sire Empereur, puisque ces deux seigneurs sont venus ici, écoutez tous, gros et menus, ce que je veux vous dire en amitié, et vous verrez joie et pitié merveilleuse, comme il me semble, avant que nous nous séparions. Je m'adresse à vous, sire Alphonse, moi qui me suis présentée comme un homme en vous servant vous et votre frère. J'ai bien vu que vous aviez les yeux tournés vers moi, sans cesse, occupés à me regarder plus que tout autre, sans pourtant me reconnaître. Mais ce fut la volonté de Dieu tout puissant : aussi n'en ayez pas le cœur marri. Voici mon seigneur, mon mari, Othon, qui est neveu de l'Empereur. Je sais à quel point je vous suis chère, je suis votre fille, que vous laissâtes à Burgos, quand vous allâtes à Grenade. Ne pensez pas que je vous en impose. Je suis une femme et non un homme. Othon, il ne convient pas d'en dire plus. Mais puisque la chose en est venue au point qu'est prouvée la trahison par laquelle j'avais été accusée, Dieu soit loué.


ALPHONSE. - Fille, tu me fais pleurer les yeux de pitié et de joie; et je ne puis te plaindre sans être à la fois joyeux quand je le regarde.


OTHON. - Ah ! beau sire Dieu, tôt ou tard tu rends les mérites des bienfaits, et tu t'acquittes de punir les mauvaises actions. Aussi bien, ma très douce sœur, baise-moi ; pour toi tout le cœur me fond en pleurs.


L'EMPEREUR. - De pitié ils me font larmoyer. En avant ! en avant ! C'est assez. De pleurer désormais vous cessez. Dieu a accompli cette réunion. Pensons maintenant à régler le reste.


ALPHONSE. - Cher sire, j'ai bien entendu comment Othon a vaincu en champ le traître, qui nous a mis en guerre sans cause, et dont je venais chercher vengeance avec l'aide de mes amis ; mais je tiens que Dieu nous a réunis, ce me semble, pour que nous puissions faire la paix. Voici comment je la ferai : dès maintenant je laisserai à Othon et à sa compagne en paix le royaume d'Espagne; mais nous emmènerons le traître, et nous-rechercherons la damoiselle complice de son crime ; puis nous ferons de tous deux justice là où ils ont fait la trahison. Et c'est chose bien raisonnable, à mon avis.


L'EMPEREUR. - Je vous approuve, Alphonse, sans aller plus avant, et je vous donne, à parler bref, le royaume de Mirabel, qui m'est nouvellement échu, et le comté des Vaux-Plaissiez, puisque vous renoncez à l'Espagne complètement.


LE ROI DE GRENADE. - Et je pense, avant que ce mois soit terminé, le mettre en un état tel qu'il sera maître d'une terre dont il tirera trois mille livres, clair et net. Telle est mon intention.


L'EMPEREUR. - Maintenant, allons-nous-en, sans plus tarder, puisque Dieu nous a réconciliés. Avant que vous vous en alliez, avec moi vous dînerez tous. Voici Bérenger, que vous emmènerez : je le mets à votre volonté. Eh ! Voyez ! je me dessaisis de lui et vous le baille.


DENISE. - Il n'échappera pas, soyez sans crainte ; je veux le mettre sous bonne garde. (Aux chevaliers.) Seigneurs, je vous le baille et vous le livre !


PREMIER CHEVALIER. - Dame, nous ferons entièrement tout votre vouloir.


L'EMPEREUR. - Je ne veux plus rester ici. Allons-nous-en tous dîner de ce pas. D'ailleurs je vois que l'on vient me chercher. Voici mes gens, c'est l'heure. Seigneurs, je veux que sans attendre vous chantiez, en nous conduisant, un motet qui soit séduisant, plaisant et beau.


Les clercs se mettent à chanter. Ils s'en vont.

 

FIN DU MYSTÈRE

 

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