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Anthologie du théâtre français du Moyen âge. Théâtre sérieux : mystères, miracles, moralités des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles arrangés en français moderne, par G. Gassies (des Brulies)


 

1925-1927

domaine public


 

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LE MYSTÈRE


DE ROBERT LE DIABLE



(xiv« siècle.)



Personnages

LE DUC.
ROBERT.
BRISE-GODET.
RIGOLET.
BOUTE-EN-COURROIE.
LAMBIN.
Le paysan.
L'abbé.
Premier baron.
Deuxième baron.
HUCHON.
P1ERRON GOBAILLE.
Un ermite.
Un valet.
Premier écuyer.
Deuxième écuyer.
La damoiselte.
LA DUCHESSE.
Un moine.
Premier sergent.
Deuxième sergent.
LE PAPE.
DIEU.
NOTRE DAME.
GABRIEL.
MICHEL.
SAINT JEAN.
La fromagère.
L'EMPEREUR.
RAYMOND.
Premier compagnon.
Deuxième compagnon.
Premier compagnon.
Deuxième compagnon.
Premier chevalier.
Deuxième chevalier.
Troisième chevalier.
Un messager.
Un païen
LE SÉNÉCHAL.
L’écuyer du sénéchal.
Premier ange.
Deuxième ange.
La maîtresse.
La fille de l'empereur.


PREMIÈRE PARTIE


Au château du duc de Normandie.

 


LE DUC.

Je t'ai fait chevalier, Robert,
Afin que tu prennes bel air
De bravoure et de courtoisie,
Comme on doit en chevalerie.
Il faut favoriser les bons,
Et punir les mauvais félons.
Or, je m'aperçois tous les jours
Que tu agis tout au rebours.
Et le pis est que tu méprises
Le Bon Dieu et la Sainte Église,
Et c'est ce qui me désespère !
Je t'en conjure ! De mieux faire
Avise-toi !

ROBERT.
Vous avez bien tort, croyez-moi,
Père, de me blâmer ainsi.
Au mal je suis trop endurci
Pour que je songe à vous complaire.
Je n'ai nul plaisir à bien faire.
J'aime à ennuyer moine et prêtre,
À les voler, à me repaître
De leurs biens! Autels et joyaux
Ne me semblent jamais trop beaux
À dévaster et à piller.
Malheur à qui veut m'arrêter
Outre l'or, je lui prends la vie.
Désormais, laissez-moi en paix.
Ailleurs, loin de vous, je m en vais.
J'ai réuni tels compagnons
Que bientôt nous amasserons
Tant de biens que d'ici deux mois
Nous serons plus riches que rois.
Chose certaine !

Il sort.

LE DUC.
Hélas ! Seigneur, j'ai tant de peine
Que je ne sais que devenir !
Je vois mon fils mal se tenir,
Sans vergogne ! Rien ne lui chaut !
À mal faire bouillant et chaud,
De bien faire il ne tient pas compte.
Au lieu de vivre comme un comte.
En étant sage et diligent.
Il n'est qu'un dérobeur de gens.
Cela m'ennuie et me déplaît.
Ah! Beau Seigneur Dieu ! S'il vous plaît,
Si votre grâce lui donnez,
À repentance l'amenez !
De tous ses crimes et ses torts
Qu'il ait pardon avant sa mort,
Beau seigneur Dieu !

Dans la rue ou dans la campagne voisine du château.


ROBERT.
Holà ! où j'ai troubles les yeux,
Où je vois là Brise-Godet,
Et son compagnon Rigolet.
Certes, ils viennent de s'ébattre !
Dites-moi, dites sans débattre,
D'où venez-vous ?

BRISE-GODET.
Nous vous le dirons, sire doux ;
Nous venons d'un peu besogner
Pour cette malle-ci gagner.
On vous l'apporte.

ROBERT.
De qui avez-vous — par main forte
Requis ce don ?

RIGOLET.
D'un sieur dont je ne sais le nom..
Comme un moine il était vêtu,
Mais nous l'avons très fort battu.
Il nous a bien fallu le battre !
Il luttait comme un diable à quatre
Contre nous deux.

ROBERT.
Peut-être il aurait valu mieux.
De le tuer, ou tout au moins
De lui couper net les deux poings
Pour qu'il vous laisse votre proie.
Mais où donc est Boute-en-Courroie
Et Lambin et Hupin le Grand ?
Car leur absence me surprend !
Le savez-vous ?

BRISE-GODET.
Sire, ils n'étaient pas avec nous ;
En votre hôtel nous les laissâmes,
Quand vers le moine nous allâmes
Pour le piller.

ROBERT.
Il nous faut de ce pas aller
À l'hôtel et vous rassembler
Ici, car je veux vous parler.
Je vous dirai ce qu'il en est,
Je yeux que chacun soit tout prêt
À venir où le mènerai.
Avec vous tous je m'en irai,
Allant d'une abbaye à l'autre
Chez ces diseurs de patenôtre.
À prendre tout je vous convie.
Tous les moines de Normandie
Devront nous livrer leur trésor,
Tous leurs joyaux, argent et or.
Et tous leurs autres biens aussi !
Nous les apporterons ici.
S'il se trouve prêtre ou convers
Qui nous regarde de travers,
Ou nous empêche de rien prendre,
Il vous faudra, sans plus attendre,
Le mettre à mort.

BOUTE-EN-COURROIE.
Maître, avec vous je suis d'accord.
Puisque c'est votre volonté,
Nous aurons bientôt emporté
Grande richesse.

LAMBIN.
Boute-en-Courroie, à toi j'acquiesce,
Et je crois avoir bien raison.
Il est des gens en leur maison
Qui vivent sans nulle dépense,
Pour entasser, font abstinence.
Ils tirent un grand profit
Du loyer qui les enrichit
Et de leurs autres labourages,
Ils sont tous prêts pour le pillage,
À ce qu'il semble. ,

ROBERT.
Fort bien ! Or regardons ensemble
Où nous irons premièrement.
Je vous dirai brièvement
Qu'il faut agir de telle sorte
Qu'il ne soit jamais nulle porte
Qui nous résiste, et que les gens,
En nous voyant si impudents.
Soient ébahis.

RIOLET.
Après les couvents envahis

Et pillés, nous aurons les villes,

Où nous pourrons trouver par mille
Les écus d'or des bons bourgeois,
Qui devant nous se tiendront cois
Aussi sans doute !

BRISE-GODET.
Il dit vrai, mettons-nous en route,
Je vous mènerai chez un homme
Qu'on dit posséder une somme
De cinq mille écus tout au moins.
De son corps il ne prend nuls soins,
Il se nourrit comme un goujat
Si mal que jamais ne mangea
Un bon morceau.

ROBERT.
Allons donc d'abord chez ce sot,
Brise-Godet; allons-y vite.
Et vous, seigneurs, je vous invite,
Êtes-vous prêts ?

LAMBIN.
Allez ! Nous vous suivrons de près,
Marchez bon pas.
À la maison du vilain.

BRISE-GODET.
Maître, ne vous mentirai pas;
Voici du vilain la maison,
Entrons sans hésitation !
Je le conseille.

Ils entrent.

ROBERT.
Holà ! Holà ! qu'on se réveille !
Qui dort ici ?

LE PAYSAN.
Qui vient céans frapper ainsi?
Je ne dors point, mais, par ma foi,
Nul autre personne que moi
N'habite ici !

BRISE-GODET.
C'est donc bien l'homme que voici
Dont j'ai parlé.
Qu'il soit donc pris et ficelé.
Liez-lui les pieds et les poings
Et délivrez-m'en de tous points !
C'est là le mieux !

LE PAYSAN.
Au nom de Notre-Seigneur Dieu,
Beaux seigneurs, en paix laissez-moi.
Envers nul de vous, par ma foi,
Je n'ai commis nul mal jamais,
Car nul de vous je ne connais,
À mon avis.

ROBERT.
Bien que jamais tu ne nous vis,
Nous venons pour voir le trésor
Que tu caches, d'argent et d'or.
Obéis, où ta mort s'apprête,
Car on va te couper la tète
En celle place.

LE PAYSAN.
Ne doutez pas que je ne fasse
Ce que vous voulez, doux Seigneur,
C'est tout le fruit de mon labeur
Que ce trésor ! Venez le voir.
Dans ce coffre est tout mon avoir.
Regardez, sire.

ROBERT.
Combien d'argent ? Il faut le dire !
Sont-ce florins ?


LE PAYSAN,
Florins, angelots, moutons fins,
Et voici des parisis d'or,
Et cette autre monnaie encor
Bien bonne et belle !

LAMBIN.
As-tu d'argent point de vaisselle
Nulle autre part ?

LE PAYSAN.
Nenni, Seigneur, pas pour un liard !
Si ce n'est ces six gobelets
Tout au plus bons pour des valets.
Veuillez les voir.

ROBERT.
Allons, mettez-vous en devoir,
Rigolet, toi aussi, Lambin,
De débarrasser ce vilain
De cet or et de cet argent.
Et toi, ne sois pas mécontent.
Dis merci à là compagnie,
Puisque nous te laissons là vie.
En allons-nous !

LE PAYSAN.
Seigneurs, je prie à deux genoux
Dieu qu'il vous conservé en santé
Et vous donne par sa bonté
Tout son amour.

RIGOLET.
Allons maintenant sans détour.
À cette très riche abbaye.
Par nous qu'elle soit envahie.
En avant ! Le fait est certain,
Nous trouverons un gros butin,
Allons-y, maître !


BOUTE-EN-COURROIE.
Certainement il ne peut être
Qu'il n'y ait là un grand trésor
De joyaux et d'argent et d'or,
Combien qu'il vaille !

ROBERT.
Allons-y donc ! Toi, Lambin, baille
À Rigolet ce que tu tiens.
À Rigolet.
Porte à l'hôtel tout, et reviens
Bientôt vers nous.

RIGOLET.
Je reviendrai si tôt, que vous
Pourrez bien vous émerveiller.
Ne pensez donc qu'à bien piller,
Vite et assez.

ROBERT.
Allons ! Seigneur, devant passez.
Nous ne prendrons pas de repas
Avant d'avoir de haut eu bas
Tout enlevé.

À l'abbaye.


BOUTE-EN-COURROIE à Robert.
Maître, voici venir l'Abbé,
Je le connais.

ROBERT.
Bien ! À sa rencontre je vais.
Dom Abbé, je désire voir
Le trésor qui fait votre avoir,
Votre richesse.

L'ABBÉ.
D'où vient donc cette hardiesse
De me parler si fièrement ?
Qui êtes-vous ? Assurément
Vous êtes fou !

ROBERT.
Brise-Godet, donne un bon coup
De ton épée à ce bavard.
N'aie à sa robe nul égard,
Étends-le mort !

L'ABBÉ.
Non ! Sire ! Non ! Daignez d'abord
M'écouler ! Faites-moi merci !
Vous pouvez pénétrer ici,
Vous irez par mont et par val,
Mais ne nous faites pas de mal ;
Je vous en prie.

ROBERT.
Or donc ! sans plus de causerie,
Menez-nous à votre trésor,
Si de moi vous voulez encor
Miséricorde !

L'ABBÉ.
Certes, je veux, sire, et j'accorde
Ce que vous voulez. Entrez vite.
À venir tous je vous invite.
Or çà, voici notre trésor.
Premièrement ce sont draps d'or,
Des chasubles et des tuniques;
Voici d'autre part nos reliques,
Qui sont dignes et glorieuses,
D'or et de pierres précieuses
Avec grand art toutes ornées.
Certe, il fallut maintes journées
À ceux qui ces ouvrages font
Pour les mettre en cette façon.
Mais ils ont dû certainement
Gagner ainsi beaucoup d'argent,
Sans aucun doute.


ROBERT.
Moine, entends-moi donc et m'écoute.
Pourquoi ne me parles-tu pas
De ce coffre qu'on voit là-bas ?
Que veut-ce dire ?

L'ABBÉ.
Ce coffre sert à garder, sire,
Les objets que l'on nous confie.
On nous les baille, sans envie,
De bonne foi.

ROBERT.
Tu le dis, mais j'en doute, moi.
Et je ne serai satisfait
Que quand j'aurai vu en effet
Ce qu'il contient.

L'ABBÉ.
Seigneur, il ne renferme rien
Qui soit à nous, je vous assure.
C'est la vérité toute pure.
C'est un dépôt.

BRISE-GODET.
Si tu tiens un peu à ta peau,
Moine, n'irrite pas mon maître,
Car bientôt tu pourras connaître
Et sur ta nuque sentiras
Quelle est la force de son bras !
Crains sa colère !

L'ABBÉ.
Mon cher ami, je veux bien faire,
Au nom de Dieu, votre désir.
Pardonnez-moi, je vais ouvrir
Le coffre pour vous contenter
Et vous pourrez voir et tâter
Au dedans, sire.

 

Il ouvre le coffre.


ROBERT.
Voici un sac scellé de cire.
Qu'est-ce dedans ? Sont-ce deniers ?

 

Il l'ouvre et trouve des pièces d'or.

Il me semble qu'en ces greniers
On trouve mieux qu'avoine et blé.
Voici dans ces sacs rassemblé
Tout un trésor. Vite, en besogne !
Compagnons, prenez sans vergogne
Tous ces joyaux et ces écus.
Brisé-Godet, n'en laisse plus !
Lambin, rafle cette monnaie,
Toi, ces joyaux, Boute-en-Courroie.
Prends tout cet argent, Rigolet,
Prends tout avec Brise-Godet,
Ne laissez rien !


Ils s'en vont chargés de butin.

BOUTE-EN-COURROIE.
Allons mettre tout notre bien
En notre fort. Puis nous irons
En des lieux où nous trouverons
À gagner encor davantage.
Nous aurons trois fois plus, je gage,
Que nous n'avons !

RIGOLET.
Tu choisis bien, nous le savons,
Les bons endroits où tu nous mènes.
Il ne restera nuls domaines,
D'ici jusqu'au mont Saint-Michel,
Où nous n'ayons pris le plus bel
De leur trésor,

BRISE-GODET.

Rigolet, par le grand saint Mor,
Si deux compagnons vont en chasse,
Je prendrai la troisième place,
N'en doute point.


ROBERT.
Puisque nous sommes à ce point,
Seigneurs, je ne vous faudrai pas.
Je sais bien et ne doute pas
Que les seigneurs de Normandie
Nous haïssent fort, quoi qu'on die,
Mais mon cœur est si obstiné
Qu'il n'est pas homme qui soit né
Que je craigne. Et je vous le dis :
Si j'ai fait mal, je ferai pis.
Par le Seigneur Dieu, je le jure !
Jamais plus, sans lui faire injure,
Je ne verrai dame tant belle,
Qu'elle soit mariée ou pucelle !
De toute aurai ma volonté,
Mais entrons dans notre ferté
Ranger notre or.

LAMBIN.
Entrons donc, mais entrez d'abord
Vous, notre maître.

Au château du duc.

PREMIER BARON.
Sire duc, pour remède mettre
Aux crimes que fait votre fils,
Venons tristes et déconfits,
Nous plaindre de tous ses méfaits,
Qui sont très nombreux et très laids.


Il insiste sur certains crimes de Robert, qui ne respecte rien ni personne.
 

Dans le pays, il n'est prud'homme
Qu'il ne dépouille d'une somme ;
Et si le bonhomme dit mot,
Outre son bien qu'il perd tantôt,
Il est occis.

DEUXIÈME BARON.

Il dit vrai. J'en connais bien six,
Et plus, si on faisait le compte,
Qu il a détruits et mis à honte.
Je crois qu'il n'est dessous le ciel
D'ici jusqu'au mont Saint-Michel
Et de Genève jusqu'à Mante
Âme plus dure et plus méchante !

LE DUC.
Las ! Combien ai-je souhaité
D'avoir un fils en vérité.
Maintenant de le voir mourir
J'éprouve le plus vif désir,
Tant il me navre et me tourmente.
Dites-moi, seigneurs, votre entente.
Qu'en puis-je faire ?

DEUXIÈME BARON.
Sans vouloir en rien vous déplaire.
Je vous dirai ce que j'en pense.
Mandez-le, faites-lui défense .
De commettre des vilenies.
S'il refuse et vous contrarie,
Il vous faudra, sans plus attendre,
Par vos sergents le faire prendre
Afin de le mettre en prison.
Sans lui donner d'autre raison,
Tenez le bien !

LE DUC.
C'est votre avis, et c'est te mien.
Venez, Huchon, et vous, Gobaille,
Il faut que chacun de vous aille
Annoncer à mon fils Robert
Que je l'attends, car il se perd
À fréquenter mauvaises gens.
Je verrai s'il est diligent
À m'obéir.


HUCHON.
Je crois qu'il voudra bien venir.
Il y est ténu par le droit.
Aussi parlons de cet endroit
Pour le quérir.

Au château de Robert.

PIERRON GOBAILLE.
Je pense qu'il nous faut courir
Tout droit d'abord à son château.
Nous pourrons lui parler bientôt
Et mieux qu'ailleurs, assurément.
S'il n'y est, nous saurons comment
Le trouverons.

HUCHON.
Oui, c'est ainsi que nous ferons.
Mais n'est-ce point lui que là-bas
Je vois approcher de ce pas ?
Seigneur, que Dieu vous donne vie
Et qu'il ne vous déplaise mie
D'ouïr ce que nous vous dirons.
De la part du duc nous venons,
De votre père.

ROBERT.
Eh ! Quoi ? Seigneurs, dites l'affaire.
Je vous ouïrai.

PIERRON GOBAILLE.
Cher Sire, je vous le dirai.
Monseigneur le duc votre père
Et Madame aussi votre mère
Vous saluent et vous demandent
De vouloir quitter votre bande
Et de venir a leur appel.
Sachez que leur ordre est formel
Obéissez.


R0BERT.
Il faut d'abord que vous disiez
Pour quelle cause l'on demande
Qu'auprès du duc je me rende.
Répondez-moi.

HUCHON,
Nous ne savons pas bien pourquoi,
Mais tous nous pouvons bien vous dire
Que tous les plus grands barons, Sire,
Du pays sont venus à lui,
Et sachez qu'il n'y a celui
Qui de vous ne se plaigne et deuille !
Et l'ont supplié qu'il y veuille
Remède mettre.

ROBERT.
Quoi ! Vous osez vous entremettre
De telle affaire, et me mander
De la sorte ? Allons ! sans tarder
Prenez-moi ces gens, je le veux
Et crevez-leur l'un des deux yeux,
Sans plus attendre.

LAMBIN.
Maître, aussitôt je vais les prendre,
Et ce que vous nous commandez
Sera vite fait. Attendez
Que j'appelle Brise-Godet,
Viens, ami, punir ce valet.
Moi, je me charge de cet autre.
Assurons-nous chacun du nôtre.
En cette place.

PIERRON.
Ah ! cher Sire, par votre grâce !
Je vous en prie, à deux genoux.
Ne vous avisez pas de nous
Crever les yeux !


ROBERT.
Assez ! Vous en dormirez mieux
Quand au lit vous Serez couchés !
Allons ! faites et dépêchez
Comme j'ai dit.
Il livre Pierron à Brise-Godet.

BRISE-GODET.
Sur l'heure et sans plus de répit,
Puisqu'on m'a celui-ci livré,
Ferai qu'il sera délivré
Sans long devis.

 

Il lui crève un œil.

LAMBIN.
J'aurai aussitôt, m'est avis,
Fait comme toi.
Il saisit Huchon et lui crève les yeux.

HUCHON.
Hélas ! Plus goutte je n'y vois !
Ah ! quelle angoisse !

PIERRON.
Il n'est rien que je reconnaisse,
Tant j'ai de rage et de douleur.
Comment supporter ce malheur ?
Que faut-il faire ?

ROBERT.
Seigneurs, allez dire à mon père
Que je fais fi de ses conseils,
Méprisant vous et vos pareils !
Allez-vous-en.

Au château du duc.

PIERRON.

Mon cher Seigneur, que grâce donne
Dieu d'abord à votre personne
Et à vos barons réunis
Et qu'un jour vous soyez admis
Tous à sa gloire.

LE DUC.
Qu'est-ce, Pierron ? Par saint Magloire !
Où ton corps fut-il si grevé ?
Je vois. Tu as un oeil crevé !
Que veut-ce dire ?

PIERRON.
C'est l’œuvre de votre fils, sire !
Et sachez qu'il nous dit aussi
Qu'il nous traitait tous deux ainsi
Pour montrer le cas qu'il faisait
De votre appel. Peu vous prisait !
Telle est sa guise !

PREMIER BARON.
Si c'est ainsi qu'il vous méprise,
S'il ose à tel point vous honnir,
Il faut donc le faire bannir
À jamais de la Normandie.
Que dans chaque ville l'on die
Et l'on commande à toutes gens
De le livrer à vos sergents
Avec sa bande.

 

Le duc se décide donc à proclamer le ban contre son fils.

LE DUC.
Huchon, sans retard va crier
Dans tous les marchés de la ville
Que Robert pour banni j'exile
Et tous Ceux qui sont de sa sorte.

Que pas un ne les réconforte,
Mais qu'on s’occupe de les prendre
Et emprisonner, sans attendre.
Et quand ainsi crié auras,
De ville en ville tu iras
Ainsi crier, sans laisser lieu
Quel qu'il soit jusqu'à Villedieu
De Sanchemel.

Sur la place.


HUCHON.
Maintenant que j'ai tant marché
Que me voilà sur le marché,
Je veux faire ici mon devoir.
Or, écoutez, je fais savoir
De par le duc de Normandie,
Qui veut qu'à tous je vous le die,
Que de son duché, pour ses vices,
Robert le Diable et ses complices
Il bannit, et que sans attendre
Chacun s'occupe de le prendre
Ainsi que les gens, ses suppôts.
Qu'on les harcèle sans repos,
Soit en champ, en bois, en maison,
Four les jeter tous en prison.

Au château de Robert.

BOUTE-EN-COURROIE.
Maître, il s'agit de nous cacher,
Car on va partout nous chercher.
Il faut ailleurs faire nos nids,
Car d'ici nous sommes bannis,
Et vous d'abord.

ROBERT.
Faudrait-il quitter notre fort ?
Que contes-tu ?

BOUTE-EN-COURROIE.
Sachez donc que j'ai entendu
Le ban qui met à prix nos têtes.
On va commencer les enquêtes
Pour nous saisir.

 

RIGOLET.
Mal va bientôt nous advenir.
Maître, songez où nous irons
Et si d'ici nous bougerons.
Dites-le-nous.

ROBERT.
Seigneurs, ne soyons pas si fous
Que de quitter cette forêt,
Où nous avons un fort tout prêt.
Nous avons des vivres assez
Pour résister deux mois passés.
Par la foi que j'ai à saint Père,
Je ne crains pas le duc mon père
Ni ses amis ni nuls parents.
Je leur rendrai les cœurs dolents !
Je ne les prise pas un pois.
Tout seul je m'en vais dans ce bois
M’ébattre un peu. Mais prenez garde
Que nul d'entre vous ne s'attarde
Loin du logis !

BRISE-GODET.
Non ! Nous ne serons jamais pris,
N'en doutez, maître !

Dans la forêt, près d'un ermitage.

ROBERT.
Ah ! Tête Dieu ! Comment peut-ce être
Que mon père, par son outrage,
Me bannit de son héritage ?
Il doit pourtant m'appartenir.
Mal pourra lui en advenir,
Par ma tête ! Croit-il pouvoir
Me ramener dans le devoir
Comme un enfant ? Si j'ai fait mal.
Je ferai pis. Rien de légal
Ne me plaît. Toujours vers le crime
Je cours comme vers un abîme.

Mais là, je vois une maison.
M'offre-t-elle encore occasion
De mal faire ? Car il me semble
Qu'il y a plusieurs gens ensemble.
Aux ermites.
Qui êtes-vous?

UN ERMITE.
Nous prions Dieu à deux genoux,
Nous le vénérons jour et nuit
Et nous recommandons de lui,
Pauvres ermites.

ROBERT.
Si dans ce lieu-ci vous dormîtes,
Jamais plus vous n'y dormirez,
Car de ma main tous vous mourrez !

Il tue les ermites.

Sur un chemin de la forêt.

UN VALET, à Robert.
Puissiez-vous des biens que Dieu donne
Recevoir part.

ROBERT.
Dieu te garde ! Dis sans retard
Quel est le chemin que tu tiens ?
Dis, je veux savoir d'où tu viens
En cet endroit.

LE VALET.
Je viens du château d'Arques droit,
Sire, où doit dîner la duchesse ;
Pour elle il y a grande presse,
Je vous promets.

ROBERT.
Et sais-tu si le duc y est ?
Dis, compagnon.


LE VALET.
Sire, je suis certain que non.
Il est parti sur la rivière,
Pour ne rentrer qu'à la dernière
Heure, très tard !

ROBERT.
Bien. Adieu, pour Arques je pars,
À ma mère je parlerai,
Seule en secret je la verrai,
Quoi qu'il arrive !

Au château d'Arques.


PREMIER ÉCUYER.
Richard, qui vient là-bas ? Qui vive ?...
Je vois venir vêtu de fer
Robert, c'est un diable d'enfer,
Non pas un homme.

DEUXIEME ÉCUYER.
Ma foi ! Par saint Pierre de Rome,
Puisque vers nous je le vois tendre,
Moi, je m'en vais, sans plus attendre,
Hors de ses mains.

PREMIER ÉCUYER.
Ses desseins ne sont pas humains !
Il brandit une longue épée.
Pour quelle nouvelle équipée
S'avance-t-il ?

Ils s'enfuient tous deux.

LA DAMOISELLE, à la DUCHESSE.
Nous sommes, dame, en grand péril.
En votre chambre vous boutez !
Ou les pires maux redoutez.
Car voici votre fils qui vient,
Nue en son poing l'épée il tient.

Voyez comme chacun le fuit !
Je vais chercher quelque réduit
Pour me cacher !

ROBERT, seul avec la duchesse.
Certes, je vois bien sans douter
Que le monde me hait à mort,
Et je l'avoue, ils n'ont pas tort,
Chacun me fuit et nul ne reste,
On me craint autant que la peste,
Même ma mère — et j'en ai deuil —
Redoute de me faire accueil.
Dame, restez, je vous en prie ;
Répondez, je vous en supplie,
Dites-moi d'où ce peut venir
Que du mal ne puis m'abstenir.
Je crois qu'aucun péché vilain
En mon père ou en vous-même eûtes
À l'heure que vous me conçûtes,
Dont ce mal vient !

LA DUCHESSE.
Fils, de vous répondre il convient :
C'est de moi que vient le péché.
Puissé-je avoir le cou tranché
Pour cette affaire !

ROBERT.
Ne craignez rien de moi, ma mère ;
Je suis mauvais, mais je serais
Pire encor si je vous frappais.
Mais dites-moi pour quel péché
Je suis tant de mal entaché ;
Je vous en prie.

LA DUCHESSE.
Puisqu'il faut que je vous le die,
Quand j'eus épousé votre père,
Je fus longtemps sans être mère
Et sans nul enfant concevoir,
Et je désirais en avoir.
Si bien qu'une fois, en mon lit,
Je m'écriai par fol dépit :
« Puisque Dieu reste inexorable,
Je me recommande au diable ! »
Et Satan m'ayant entendue
Favorisa votre venue.
C'est ainsi que vous êtes né.
Si vous vous sentez entraîné
Si fort au mal, j'en suis coupable.

ROBERT.
Ah ! Dieu ! Que je suis misérable !
Si je ne mets remède en moi,
En grande aventure me vois
D'être damné certainement.
Le diable doit assurément
Compter un jour mon âme avoir.
Mais pourtant il y faudra voir !
Car je ne dormirai bon somme
Jamais avant que d'être à Rome
Et d'avoir fait confession,
Pour avoir l'absolution,
Au Pape de tous mes péchés.

Repentance, le cœur me serre
De ce que j'ai toujours eu guerre
Avec les moines, les nonnains
Et profané tous les lieux saints.
Adieu vous dis, dame ma mère,
De ma part saluez mon père.
S'il m'a banni, point ne m'en chaut,
J'aime mieux souffrir froid et chaud
Et misère, afin que j'acquière
Paradis plutôt que sa terre.
Adieu, ma mère !

Il s'en va.

LA DUCHESSE.
Ah ! beau fils, en douleur amère
Désormais pour tôt je serai.

Qu'est-ce donc que je deviendrai ?
Je perds mon fils, je perds ma joie !
Que jamais plus je ne le voie,
Il le faut donc ! Ah! malheureuse,
Je fus bien folle et outrageuse
Quand à l'ennemi don je fis,
Sans vergogne, de mon cher fils !...

LE DUC rentre.
Or çà, dame, je vous salue.
Que signifie, à ma venue,
Que vous pleurez ?

LA DUCHESSE.
Ah ! cher sire, vous le saurez :
Notre fils à Rome s'en va
Et dit que nul repos n'aura
Avant d'avoir fait confession
Et gagné l'absolution
Du Pape par son repentir,
Et sachez qu'avant de partir
Il vous salue,

LE DUC.
La raison lui est revenue !
N'a-t-il donc plus l'âme mauvaise ?
S'il se repent, j'en suis fort aise,
Sachez-le bien.

LA DUCHESSE.
Cher sire, il ne fera plus rien
Que par pénitence. Il s'amende
Et montre une douleur très grande,
La larme à l’œil.

LE DUC.
Ma foi, dût-il mener tel deuil
Qu'il allât pieds nus, à genoux,
D'ici en Arles, amender tous
Ses méfaits, il ne le pourrait !

Non pas même de la moitié !
Que Dieu pourtant par sa pitié
Lui veuille être doux et clément,
Mais je crains bien pour lui qu'avant
Qu'il puisse voir le pape en face,
En son voyage il ne se fasse
Blesser à mort !

Dans la forêt.

ROBERT.
Sire Dieu, qui reçois d'abord
Le pécheur, quand il vient à toi,
Déjà tu eus pitié de moi
En m'accordant, par ta bonté,
De n'avoir plus la volonté
Que j'avais de toujours mal faire.
Certes bien irait mon affaire
Si du mal je pouvais distraire
Mes compagnons, pour te complaire !
Ma fo i! Je leur en parlerai
Dès que dans mon fort je serai.
Que Dieu me garde !
Il rentre dans son château.

Au château de Robert.

LAMBIN.
Allons ! Maître, sans que l'on larde,
Il faut se mettre à déjeuner.
Bonne chère on va vous donner ;
Asseyez-vous.

ROBERT.
Beaux seigneurs, sachez entre nous
Que de mal faire veux cesser
Et pour mes péchés confesser
M'en veux aller au pape, à Rome.
Amendez-vous et que prud'homme
Dès lors chacun de vous devienne,
Et que de mal faire s'abstienne.
Repentez-vous donc tous aussi
Et demandez à Dieu merci.
Je vous en prie.

BOUTE-EN-COURROIE.
Et moi, seigneurs, haro je crie !
Renard, je crois, devient ermite,
Mais foin de celui qui l'imite !
Rien n'en ferai.

BRISE-GODET.
Ami, toujours je resterai
Avec toi. Tous deux nous irons,
Nous volerons, nous pillerons
Plus que jamais !

RIGOLET.
Moi de même ! Je le promets.
Et quoi qu'il nous puisse advenir,
Ne pense point m'en abstenir
Jusqu'à la mort !

ROBIRT.
Puisque vous êtes tous d'accord
D'ainsi au mal persévérer,
Dieu ne vous fera point durer.
Car, en son nom, sans plus attendre
Je vais de vous vengeance prendre.
Toi, d'abord, reçois ce lopin !

Il tue Rigolet d'un coup d'épée.

À ton tour maintenant, Lambin !

Il tue Lambin, puis attaque les autres.

Tous, méchants, vous y passerez.
De mes mains vous n'échapperez !
Vous mourrez tous ! pour vous punir
D'avoir osé désobéir

À mes conseils !
 

Il les tue.

Dormez vos sommes !
Désormais vous serez prud'hommes.
Nul de vous ne pillera plus
Et ne commettra nul abus.
Et maintenant il va falloir
Mettre le feu ! Mais tout l'avoir
Qui est si grand, gâté sera,
Si bien que nul n'en jouira !
Je ferai donc mieux, si je puis,
À la clé je fermerai l'huis
Et je ne demeurerai mie.
Je m'en vais à cette abbaye
À l'abbé demander pardon
Et dire que je lui fais don
De tous ces biens.

À l'abbaye.

UN MOINE.
Dom abbé, voici que revient
Celui qui nous a tant méfait.
Il faut nous cacher, s'il vous plaît,
Qu'il ne nous trouve.

L'ABBÉ.
Volonté n'ai point que me mouve
Quant a présent, de cette place.
Je ne crois pas que mal me fasse
Pour le moment.

ROBERT.
Dom abbé, je viens humblement
Comme pécheur implorant grâce.
De mal faire mon âme est lasse
Et je vous demande merci.
Sachez que si je viens ici
C'est que j'ai grande repentance

Des maux que j'ai faits dès l'enfance.
Je le dis ; j'en ai tel dépit
Que j'ai mis à mort sans répit
Les larrons de ma compagnie
Persistant dans leur vilenie.
Tous ils se déclaraient d'accord
Pour voler et piller encore.
Au duc mon père porterez
Celte clef, et le requerrez
D'aller avec vous au manoir.
Là trouverez très grand avoir,
Richesses dont j'ai fait pillage
Chez vous et dans le voisinage.
À chacun il vous faudra rendre
Ce qu'à chacun d'eux j'ai pu prendre.
Vous en aurez la charge, en somme.
Et moi d'ici je vais à Rome
Pour y faire ma confession
Et demander l'absolution
Au pape même.

L'ABBÉ.
Robert, est-ce un nouveau blasphème ?
Et parles-tu par moquerie ?
Pour Dieu, ne nous accable mie
Plus que fait as.

ROBERT.
Sire, je ne me moque pas,
Allez, quand au fort vous viendrez,
Vos joyaux vous y trouverez.
Reprenez-les, point n'attendez.
Et pour Dieu, les autres rendez
À qui de droit.

L'ABBÉ.
Or n'en soyez pas en émoi,
Mais considérez pour certain
Que vous ne parlez pas en vain,
Ce sera fait.


ROBERT.
Mais je voudrais bien, s'il vous plaît,
Que pour moi le Seigneur priiez,
Et pitié lui demandiez
Sire, pour moi.

 

Il s'éloigne.

L'ABBÉ, s'adressant à un moine.
Or çà, Dom Hugues, apprête-toi.
Il nous convient tous d'eux d'aller
Jusques au duc pour lui parler
De celle chose.

LE MOINE.
Dieu, qui de tout bonheur est cause,
Et qui ne connaît nul obstacle
En cet homme a fait un miracle,
Loué soit-il !


L'abbé va trouver le duc.

Au château d'Arques.


L'ABBÉ.
Dieu vous veuille tenir en liesse,
Sire, et vous, madame la duchesse,
Bien en santé.

LA DUCHESSE.
Sire, sa sainte volonté
Soit faite en nous !

LE DUC.
Dom abbé, nous apportez-vous
Quelque nouvelle ?

L'ABBÉ.
J'en apporte une bonne et belle.
Votre fils, ayez-en grand'joie,
Cette clef, seigneur, vous envoie
Et à vous il se recommande.
Il vous supplie et vous demande
Merci. — De ce il n'a pas tort !
Et que nous allions à son fort
Tous deux pour y chercher l'argent
Qu'il a pillé dans maint couvent,
Qu'il a aux églises ôté,
Et aux laïcs ; d'autre côté
Il veut que tous biens soient rendus
À ceux qui les avaient perdus,
Et que tout soit restitué.
Il a tous ses larrons tué,
Qu'il avait en sa compagnie,
Parce que de leur vilenie
Ils n'ont voulu se départir
Ni témoigner nul repentir.
Au pape de Rome il s'en va
Et je crois bien qu'il deviendra
Prud'homme et sage.

LA DUCHESSE.
Mais comment fait-il ce voyage ?
Ma foi, j'ai de lui grand pitié !
Et pour Dieu s'en va-t-il à pied.
Ou à cheval ?

L'ABBÉ.
À pied pour avoir plus de mal
Et pour mieux sentir sa misère.
Il gémit et se désespère
Tant que quand je l'ai vu partir,
Il ne pouvait pas retenir
Les larmes coulant de ses yeux,
Ma chère dame.

LE DUC.
Que Dieu veuille de corps et d'âme
Le sauver ! Tous deux nous irons
Au fort, dom abbé, et ferons
Tous les biens volés recueillir,
Et inviteront à venir
Tous ceux qui d'un vol se plaindront
Et tous leurs biens ils reprendront.
Dites-moi s'il vous fit dommage
À vous vivant dans son parage,
N'en mentez mie !

L'ABBÉ.
Il a pillé notre abbaye
Et l'a réduite à pauvreté
Par les biens qu'il en a ôtés,
Les joyaux qu'il a pris à tort !
Mais ils sont, dit-il, dans son fort
Et m'a prié que je les prisse
Tout aussitôt que je les visse,
N'en doutez point.

LE DUC.
Dom abbé, tout viendra à point.
On vous rendra tout, c'est de droit.
Sans plus rester en cet endroit,
Allons au fort.

L'ABBÉ,
Sire, allons d'un commun accord
Puisqu'il vous plaît.

 


DEUXIÈME PARTIE

A Rome ; chez le pape.

 


ROBERT.
Sainte Vierge, par qui la paix
Fut conclue entre l'homme et Dieu,
Quand Dieu par vous homme devint,
Dame, que nul n'implore en vain

De moi daignez avoir pitié
Et m'accorder votre amitié.
J'ai désir et affection
À votre satisfaction
De subir telle pénitence
Qui vous prouve ma repentance.
Pour sauver de l'enfer mon âme,
Je m'adresse à vous, Notre Dame,
Qui les pécheurs réconfortez,
À bien faire les exhortez
Pour que l'ennemi ne nous happe.

 

Il arrive devant le pape.

Eh ! Dieu ! J'ai fait tant que le pape
Sur son trône enfin je vois seoir.
Certes ! Je vais me laisser choir
À ses pieds, pour qu'il me pardonne,
Et je le supplierai qu'il donne.
À moi merci.

PREMIER SERGENT DU PAPE.
Holà ! que fait ce ribaud-ci ?
D'où viens-tu par male aventure ?
Comment punir telle imposture !
Tu vas le voir.


Il frappe Robert du manche de sa hallebarde.

DEUXIÈME SERGENT.
Il veut des coups encore avoir
Et je ne suis pas si lassé
Que je ne lui en donne assez.

Il le frappe aussi.

Es-tu de la place Maubert ?
Tiens et tiens ! Sauve-toi, trubert,
Ou gare à toi !

LE PAPE.
Oh ! Seigneurs ! Oh ! laissez-le coi.
Gardez-vous de plus le toucher.
Permettez-lui de m'expliquer
Ce qu'il veut dire.

ROBERT.
Saint Père, je vous requiers, sire,
Confession.

LE PAPE.
Dis-moi quelle est la nation
D'abord, ami, qui t'a vu naître ?
Es-tu chevalier ou bien prêtre
Ou bien lai ?

ROBERT.
Je le vous dirai sans délai,
Puisqu'il faut que je vous le die.
Fils suis du duc de Normandie,
Mais je me méprise et sais bien
Sire, que je vaux pis qu'un chien,
Tant suis à Dieu abominable.
Robert ai nom, surnom le Diable.
Pour Dieu, seigneur, conseillez-moi
Ou je suis perdu, bien le vois,
Au bout du compte.

LE PAPE.
Es-tu ce Robert dont l'on conte
Partout les méfaits surprenants,
Qui de crimes a commis tant
Que nul n'en peut dire le nombre ?
Par Dieu, si tu vins' sans encombre
Jusqu'à Rome, je te conjure
À nul de ne plus faire injure
Dorénavant.


ROBERT.
Sire, je n'en ai nul talent,
Mais qu'il vous plaise, sans cesser,
De vouloir bien me confesser,
Je vous en prie.

LE PAPE.
À l'approcher je te convie
À genoux, ci.

ROBERT, à genoux.
Saint Père, je demande merci !
N'ayez horreur de ma misère.
Quand mon père épousa ma mère,
Il fut longtemps au désespoir
Qu'elle ne pût pas concevoir.
Et ma mère triste devint.
Tellement qu'un jour il advint
Qu'elle fit prière au démon
De lui procurer un garçon !
Depuis le jour que je suis né,
J'ai été si mal fortuné
Qu'à tous maux faire me mettais ;
Les enfants des voisins battais.
Pour tous j'étais si détestable
Que l'on me surnomma le Diable,
Surnom qui ne m'a pas quitté.
Enfant plein de méchanceté,
Saint père, j'ai tué le maître
Qui m apprenait à lire lettre.
Depuis que je fus chevalier,
Je ne me plaisais qu'à piller
Mainte abbaye, et j ai occis
Sept ermites, seigneur, aussi.
Ils étaient en leur ermitage
Et servaient Dieu de bon courage.
Bref, j'ai été si outrageux
À mal faire et si courageux,
Que tous, non pas un, me fuyaient
De si loin comme ils me voyaient.
Jamais on ne fit tant de maux,
D'actes méchants et déloyaux
Que j'en ai fait !

LE PAPE.
Robert, réponds-moi, s'il le plaît.
Tu as, je le crois, conscience
De tes péchés et repentance ;
Est-ce certain ?

ROBERT.
Je le jure, par cette main.
Je vous le dis, j'ai déplaisance
Et si amère repentance
De mes méchancetés, messire,
Que souvent je ne puis mot dire !
Mon pauvre coeur est si meurtri
Qu'au monde rien ne me sourit.
Il n'est plus nuls jeux qui me plaisent !
Richesses aussi me déplaisent.
Tous les biens que j'aimais naguère
N'ont plus qu'une saveur amère,
Tant me repens !

LE PAPE.
S'il en est ainsi, je consens
À te conseiller. Tu iras
Et le fleuve Rhône suivras
Environ trois lieues petites.
Afin que mieux vers Diéu t'acquittes,
Tu trouveras un ermitage
Où est un mien confesseur sage.
Il n'est besoin que je le nomme,
Il est dévot et saint prud'homme.
Tu lui diras que je t'adresse
À lui, afin qu'il te confesse,
Et qu'il te donne pénitence,
Car en tout à son ordonnance
Je te soumets.

 

ROBERT.
Saint Père, j'y vais, puisqu'il est
Prud'homme et que vous l'ordonnez.
À Dieu soyez recommandé !
D'ici m'en vais à lui, sans faute
Afin que de mon âme il ôte
Le péché. Dieu, par votre grâce,
Donnez-moi lieu, temps et espace
De vous servir si dignement
Que ce soit pour mon sauvement.

Chez l'ermite de Provence.

ROBERT.
J'ai presque accompli mon voyage,
Car là-bas je vois l'ermitage
Où le pape m'a envoyé.
Je me suis très bien dirigé,
Puisque je vois le saint ermite.
Envers vous pour que je m'acquitte,
Sachez que le pape m'adresse.
Il vous faut m entendre à confesse,
Besoin m'en est.

L'ERMITE.
Beau doux frère, Je suis tout prêt,
Puisque te pape à moi t'adresse,
De te recevoir à confesse,
Et à t'entendre.

ROBERT.
Je vous dirai, sans plus attendre,
Qu'à votre merci je me rends
Pour tous les péchés, ils sont grands,
Que j'ai commis durant ma vie.
Je suis Robert de Normandie
Et j'ai fait tous les maux du monde.
J'ai pillé couvents à la ronde,
Outragé nonnes, et jeté
Maint, homme dans la pauvreté.
J'ai volé, mais fait pis encor.
Par moi furent sept hommes morts,
Ermites qu'une fois je trouvai
En un bois, où je les tuai.
J'ai commis des crimes sans fin.
Mais de repentir je suis plein !
Pour Dieu, sa sainte passion,
Ayez de moi compassion.
De mes péchés j'ai souvenance.
Donnez-moi quelque pénitence.
Je la ferai.

L'ERMITE.
Cher beau fils, je vous la dirai.
Près de moi vous demeurerez
Et demain, quand levé serez,
Saurez par conseil salutaire
Ce qu'il vous conviendra de faire.
Allons souper, mon ami cher,
Et puis irons après coucher
Jusqu'à demain.

ROBERT.
Je vous affirme par ma main,
Sire, qu'en tel deuil je me trouve
Que ce soir nul désir n'éprouve
De rien manger.

L'ERMITE.
Pour votre dîner compenser
Dans ce lit il faut vous coucher,
Et même il faut vous dépêcher
Et moi j'irai par là coucher,
Jusqu'à demain, mon ami cher,
Au point du jour.

R0BERT.
Sire, j'obéis sans détour
A votre ordre, et je vais chercher
Le lit afin de me coucher.
Bonsoir, adieu.

L'ERMITE.
A côté, dans un autre lieu
J'irai dormir. Adieu, ami.
Puisqu'il me semble être endormi,
Certes point ne me coucherai.
En ma chapelle m'en irai
Prier pour lui dévotement.
Quoiqu'il ait méfait grandement,
Dieu lui pardonne !

Dans le Paradis.

DIEU.
Gabriel, d'aller je t'ordonne,
Et toi, Michel, ainsi que lui,
Et vous, Jehan, mon cher ami.
Je veux aller à la chapelle
Où ce fidèle ami m'appelle.
Mère, venez avec moi.
Je veux lui demander pourquoi
Il me supplie.

NOTRE-DAME.
Fils, puisqu'à vous il se confie,
Il doit avoir bonne raison.
Anges ! Chantez une chanson
Pour annoncer notre venue.
Que notre approche soit connue
Grâce à vos chants.

GABRIEL.
Dame, à vos ordres si pressants
Nous ne pouvons nous refuser.
Michel, il nous faut donc chanter
Je ne-sais quoi.


MICHEL.
Gabriel, disons vous et moi
Ce rondel avec allégresse.

Rondel.


Humain cœur de louer ne cesse
La Vierge qui par sa pureté
À tous les anges surmonté,
Et est en la plus grand hautesse
Des cieux, par son humilité.
Humain cœur de louer ne cesse
La Vierge qui par sa pureté
À tous les anges surmonté,
Car tant est pleine de sagesse
Que si la sers en vérité
Sans fin auras félicité.

Chez l'ermite.

DIEU, à l'ermite endormi.
Ami, je viens en vérité,
Puisque de bon cœur m'as requis
Et dévotement t'es enquis
Quelle pénitence donneras
À ce pécheur. Tu lui diras
Qu'il faut que le fol contrefasse,
N'importe le lieu ou la place,
Et ne parle plus qu'un muet.
Et outre, quelque faim qu'il ait,
Lui enjoins qu »il ne mangera
Jamais que ce qu'aux chiens pourra
Ravir. Sans cette pénitence
Qu'il n'espère pas d'indulgence
Qui soit plus douce.

NOTRE-DAME.
Dieu, qui nul pécheur ne repousse,
Veut bien récompenser ta foi.
Lui-même il est venu vers loi,
Et moi aussi, qui suis sa mère.

 

Aux anges.

Et maintenant quittons la terre,
Partons ensemble.

SAINT JEHAN.
Dame, c'est le mieux, ce me semble.
Anges, ailes vous deux devant
Chantant, je vous irai suivant
Et avec vous je chanterai
D'accord le mieux que je pourrai,
Très volontiers.

GABRIEL.
Avec vous je ferai le tiers.
En cet endroit plus ne restons. ;
Mais en nous en allant, chantons
Gomme gens remplis de liesse.

Rondel.

Car tant est pleine de largesse
Que si la sers eu vérité
Sans fin auras félicité.

L'ERMITE.
Eh ! Sire Dieu ! Quelle bonté
D'être ainsi vers moi descendu !
En mon sommeil je vous ai vu
Et votre douce mère aussi.
Dévotement vous dis merci,
Puisque renseigné vous m'avez
Pour le pécheur que vous savez,
Fixant la peine convenable
Pour qu'il vous devienne agréable
Comme juste homme.

ROBERT,
Hélas ! Chétif ! J'ai trop grand somme
Dormi ; vite il faut me lever
Et mettre en peine de trouver,
Quand je pourrai, le saint ermite,
Par qui dois être absous et quitte
De mes péchés.

L'ERMITE.
Me voici, Robert, approchez,
Venez vers moi.

ROBERT.
Je n'osais pas venir, ma foi,
Seigneur, avant d'être appelé,
Car je serais trop désolé
De vous déplaire.

L'ERMITE.
Puisque j'ai congé du saint Père
De vous faire obtenir l'absoute,
Il faut mettre volonté toute
À mériter votre pardon.
Il vous convient avec raison
D'obéir. Vous ferez le fol,
Portant une massue au col.
En quelque lieu que vous serez
Jamais viande ne mangerez
Si aux chiens ne la pouvez prendre,
Et vous vivrez sans faire entendre
Un seul mot. Ainsi vous enjoins ;
Si vous observez ces trois points
Je suis certain, mon ami doux,
Que Dieu aura pitié de vous
En la parfin.

ROBERT.
Sire, je souffrirai la faim,
Je ferai tout ce que vous dites.
De la sorte si je suis quitte
De mes péchés tant odieux,
Loué soit le doux roi des cieux
Et de la terre !


À Rome, devant !e palais de l'empereur.

LA FROMAGERE.
Je crois qu'il est bon que je mette
Ici mon panier de fromages :
Par ce lieu passent fols et sages,
Car c'est le milieu du marché.
Puisque j'ai jusqu'ici marché,
Je m'y arrête,

Elle dépose son panier,

Au palais de l'empereur.


L'EMPEREUR.
Seigneurs, j'ai faim, que l'on apprête
La table et les mets pour dîner,
Hâtez-vous de tout cuisiner
Et de servir.

L'ÉCUYER.
Seigneur, selon votre désir
On va vous servir, sans attendre.
Çà, des nappes pour les étendre.
Raymond, monseigneur veut dîner.
Il est encore à déjeuner.

RAYMOND.
Je vais les chercher, ami doux.
Il va chercher les nappes,
Tiens, les voici, or entendons
Comment mieux nous les étendrons
Tous deux ici.

Sur la place du marché.


LA FROMAGÈRE, apercevant Robert.
Eh ! Dia ! Que me veut ce fol-ci ?
A mon panier il rit des dents
Pour les fromages qui dedans
Sont enfermés. Par saint Germain,
Avant qu'il y mette la main,
De ce lieu je m'écarterai
Et pour les vendre ailleurs j'irai.
Il me pourrait bien d'un fromage
Ou de plus faire le dommage!
D'ici m'en vais.

Dans le palais de l'empereur.

PREMIER CHEVALIER,
Cher sire, en cette table est prêt
Votre dîner. Quand vous plaira
Le repas on vous servira,
Bien est à point.


L’empereur se met à table et on lui sert à dîner. Le repas est servi sur une terrasse ou dans une pièce ouverte sur la place publique.


PREMIER COMPAGNON, sur la place.
Amis, regardez donc l'allure
De ce fol. Il bat la mesure
D'une main et de son pied danse.
Approchons-nous de lui. Je pense
Que nous rirons de ses propos.
Allons tous deux ouïr les mots
Et les sottises qu'il dira,
Je crois qu'il nous amusera,
Il est plaisant !

DEUXIÈME COMPAGNON.
Pour l'écouter. Allons-nous en,
Car je n'ai pas vu, par saint Gilles
Depuis longtemps de fol en ville.

À Robert.


Comment as-tu nom, Gillebert ?
Par mon âme il est bien trubert.


A son compagnon.


Tire-toi un peu en arrière.
Je lui vais donner par derrière
De mes cinq doigts un bobelin.
Or, regarde-moi, Robelin !
Qui l'a touché ?

PREMIER COMPAONON.
Certes, il n'est guère effarouché,

Il ne dit mot. Que veut-ce dire ?
Vois donc comme il se met à rire !
Un tel coup lui paraît-il bon ?
Je le vais farder de charbon,
Il semblera plus beau valet.

Il le barbouille de noir.

Or va ! tu n'auras plus si laid
Le visage que tu avais.
Si te bien, que t'ai fait, savais,
Tu me dirais bien grand merci.
Regarde comme il est noirci
Par le visage.


Les deux compagnons s'amusent aux dépens de Robert, l'affublent de guenilles, le taquinent à l'envi.

 

Sur la terrasse où mange l'empereur.
 

L'EMPEREUR.
Seigneurs, d'où vient cet étranger ?
Certes il est beau chevalier !
Mais il me paraît être fol.
C'est grand dommage, par saint Pol !
Appelez-le, sans plus tarder,
El donnez-lui de quoi manger
Ici devant.

PREMIER CHEVALIER.
Çà, mon ami, venez avant.
Comment êtes-vous appelé ?

Dites-le tôt, ne le celez
À l'empereur.

DEUXIÈME CHEVALIER. ,
Regardez-le, voyez, seigneur.
Comme sa folie il avoue
À nous tous il nous fait la moue,
Et puis s'en va, ses pas comptant,
Voici qu'il revient en trottant,
Portant à son col sa massue,
Et du travail qu'il a, lui sue
Tout le visage.

L'ÉCUYER, à Robert.
Mon ami, si vous êtes sage,
Il vous faut un peu vous asseoir
Et de notre main recevoir
Bonne viande et du pain assez.
Écoutez, mon ami ; pensez
À vous refaire.

L'EMPEREUR, appelant son chien.
Louvet ! Louvet ! Voici par terre
Un os pour toi.

Robert se jette sur l'os et le dispute au chien.

PREMIER CHEVALIER.
Voyez ! Ne va-t-il pas, ma foi,
Livrer bataille avec le chien
Pour avoir l'os, que Louvet tient
Très fortement ?

TROISIÈME CHEVALIER.
Il le veut prendre assurément,
Mais le chien tire et se débat !
Sans faute voici beau combat
Et de quoi rire.


L'ÉCUYER.
Quoique le chien fortement tire,
Voici qu'il doit céder au fol.
L'homme l'a saisi par le col
Et l'os il a !

PREMIER CHEVALIER.
Regardons s'il le lui rendra;
Ce n'est qu'un jeu.

DEUXIÈME CHEVALIER.
Non pas ! Car il cherche le peu
De chair qui reste à l'os encor,
De le ronger il fait effort.
Sera-t-il assez sage enfin,
Quand il aura calmé sa faim,
Pour l'os laisser ?

L'EMPEREUR.
Ne l'empêchez pas de manger.
Il fait comme un vrai fol qu'il est.
Tiens, tu auras ce pain, Louvet.
Louvet, tiens ! Tiens !

PREMIER CHEVALIER.
Le fol a pris le pain au chien,
Avant que point n'en ait goûté !
C'est fait ! Il lui a tout ôté
Bon gré, mal gré !

L'EMPEREUR.
Certes ! Il s'est du pain emparé
Et je tiens qu'il est fol certain.
Il a brisé en deux son pain
Et c'est au chien, dans ce partage,
Qu'il a donné tout l'avantage,
Sans dire rien.

DEUXIÈME CHEVALIER.
C'est un vrai fol ! On le voit bien.

Certes, il n'est pas de ce pays,
Mais, seigneur, je suis ébahi
Qu'il demeure toujours muet,
Et je pense en effet qu'il l'est
Sans nul conteste.

L'ÉCUYER.
Voyez, avec lui le chien reste.
C'est étonnant. Avec le chien
Il va partout. Il l'aime bien
Dans sa folie.

L'EMPEREUR.
Ami, suis-le bien, je te prie,
Et prends garde à ce qu il fera
Et si toujours le chien suivra
Et n'importe où.


 

L'ÉCUYER suit Robert et le chien jusque près de l'escalier, puis revient près de l'empereur.

Seigneur, vous saurez que le fol
D'ici n'est pas allé bien loin,
Mais il s'est caché dans un coin,
Avec le chien, je vous l'assure,
Sur les dalles de pierre dure,
Sous le degré.

L'EMPEREUR.
Si tu veux agir à mon gré,
Éloigne-toi premièrement
Et puis va-t-en tout doucement
Porter au fol cotte et coussin,
Couverture et deux draps de lin
Pour se coucher.

L'ÉCUYER.
Très cher sire, sans plus prêcher,
Selon vos ordres je ferai.
Et près de vous je reviendrai.

 

Il fait porter à Robert coussins et couvertures, etc.


J'ai fait porter au fol un lit
Afin qu'il s'y couchât la nuit,
Mais sachez, sire, en vérité
Qu'il s'est loin du lit écarté.
De l'avoir n'a point de désir
Et près du chien, s'est mis gésir,
En bonne foi.

L'EMPEREUR.
A-t-il de la paille sous soi ?
Ne me mens pas.

L'ÉCUYER.
Très cher sire, il en a un tas,
Que je lui baillai quand je vis
Qu'il ne voulait coussins ni lits.
Je lui en ai porté assez,
Là dedans ils se sont tassés,
Lui et le chien.

L'EMPEREUR.
Laissez-les donc, ils sont très bien
Puisque ainsi est.

UN MESSAGER.
Seigneur, il faut vous tenir prêt
Et vous armer, sans plus attendre,
Pour résister et vous défendre,
Car les païens ont pénétré
Sur votre terre et rencontré
Déjà vos gens, qu'ils ont battus.
Nous sommes à jamais perdus
Si l'on n'arrête leurs efforts,
Car ils paraissent les plus forts.
Il s'agit, sire, sans attente,
De briser toute leur entente
En cette guerre.

L'EMPEREUR.
Seigneurs, le mieux que puissions faire
C'est de nous armer, ce me semble,
Et d'aller contre eux tous ensemble.
Va-t'en vite, à franc étrier,
L'arrière-ban faire crier,
Et que chacun s'arme et s'élance,
Ayant en mains épée et lance,
Ne tarde pas !

 

L'empereur et les chevaliers se préparent et l'écuyer va proclamer le ban pour réunir les réserves.

Sur la place.


L'ÉCUYER.
Or écoutez, petits et grands,
L’Empereur assavoir vous fait
Que chacun se tienne de fait
Armé et tout prêt pour la guerre ;
Païens attaquent notre terre,
Et viennent pour la conquérir.
Aussi vous me voyez venir
Parce qu'à tous l'Empereur mande
Son arrière-ban, et commande
Aussi bien au clerc comme au lai .
Que chacun s'arme sans délai
Et soit tout prêt.

Dans le Paradis.

DIEU.
Je veux qu'on aille sans arrêt,
Gabriel, vers le fou Robert.
Et qu'on lui dise qu'au pré vert,
Où sourd une fontaine claire,
Il aille — et s'arme, pour la guerre,
Des armes qu'il y trouvera,
Et tantôt lorsque armé sera,
Qu'il marche contre les païens
Et donne son aide aux chrétiens
Pour les sauver.


GABRIEL.
Seigneur, afin de le trouver
Tout droit et sans tarder j'irai.

Près de l'escalier où Robert est couché.

GABRIEL.
Robert, entends ce que dirai.
Dieu veut qu'ailles dans le vert pré
Où sourd une fontaine claire,
Afin de t'armer pour la guerre.
Belles armes y trouveras,
Et blanches, dont tu t'armeras,
Et tout armé, contre païens
Tu combattras pour les chrétiens.
Quand les païens auras vaincu
Tu dois rester inaperçu.
Alors tu te désarmeras,
À la fontaine reviendras,
À l'endroit ou tu auras pris
Les armes, qui sont de grand prix.
Mais si jamais tu entends dire
Qu'encore est menacé l'Empire
Du Romain par le Sarrasin,
Tu reprendras la lance en main
Et de nouveau tu secourras
Les Romains et les sauveras.
Que pour eux soit toute la gloire
Et qu'ils remportent la victoire
À tout jamais.

Sur la place, devant le palais.

L'EMPEREUR.
Allons ! Marchons ! Nous sommes prêts,
Défendons-nous en gentilshommes.
Je vois les Sarrasins paraître.
À mort, à mort pensons démettre
Cette canaille !


PREMIER PAÏEN.
Sabaudo, bache, fuzaillo,
Deaquitone, baraquita
Arabium malaquita
Hermès zalo !

DEUXIÈME PAÏEN.
Jupiter naquit Apollo
Perhegathis !


Bataille, à laquelle prend pari Robert, méconnaissable sous son armure blanche. Quand les Sarrasins sont en fuite, il disparaît aussi et revient pauvrement velu à son escalier, mais il est blessé.


PREMIER CHEVALIER.
Après, après ces chiens qui fuient
Courons ! Ils sont vaincus sans faille
Dans cette première bataille,
Loué soit Dieu !

DEUXIÈME CHEVALIER,
Oui, je le louerai de mon mieux,
Sire, mais que rien ne nous presse,
Allons dans celte forteresse
Nous reposer.

PREMIER CHEVALIER.
Nous n'avons plus à redouter
Les Sarrasins ! Oui, nous devons
Louer Dieu, car nous remportons
Belle victoire !

L'EMPEREUR.
Oui ! Notre succès est notoire.
Il nous convient de louer Dieu,
Puisque nous sommes en sûr lieu.
Aujourd'hui il nous fut propice.
Apportez le vin, les épices.
Pourtant de crainte d'aventure
Ne retirons pas notre armure,
Excepté ce qu'en tête avons,
Car, de certain nous ne savons
S'ils reviendront.

PREMIER CHEVALIER.
Je ne crois pas qu'ils oseront
Aujourd'hui vers nous retourner.
Il leur faut désir ajourner
De faire rage.

L'EMPEREUR.
Regardez le fol ! Au visage
Il parait tout ensanglante.
Qui l'a donc ainsi maltraité
El l'a blessé de telle sorte ?
Pourtant sans mal il se comporte,
À nul on ne le voit contraire,
Avec tous il est débonnaire.
Ce me déplaît !

PREMIER CHEVALIER.
Je vous dirai, sire, le fait.
Pendant que nous avions bataille
Avec les païens, la canaille
De la ville l'aura battu.
Il semble en effet tout fourbu :
Il a souffert !

L'EMPEREUR.
Tant pis, car, par saint Philibert,
Voyez comme il saigne à la face !
Qu'aucun céans mal ne lui fasse.
Il pourrait certes vous en cuire
Et vous n'auriez pas lieu de rire
Mais je voudrais savoir le nom
Du chevalier vaillant et prompt
Qui par sa valeur nous a mis
Au-dessus de nos ennemis.
Qui le dira ?

 

Alors vient la fille de l'empereur, qui est muette, et elle lui désigne du doigt le fol, mais le père ne comprend pas le signe et il en demande le sens à la maîtresse, qui accompagne la princesse.


Ma fille, que montres-tu là ?
Par l'amour qu'au Seigneur je dois,
Quel signe fait-elle du doigt ?
Comprenez-vous à ce langage
Quelque chose qui semble sage ?
Que veut-ce dire ?

LA MAÎTRESSE,
Elle vous montre, très cher Sire,
Que c'est ce fol-là, mal vêtu,
Qui pour vous s'est si bien battu
Et tant a fait que Sarrasin
Est déconfit et mis à fin
Par sa puissance.

L'EMPERELR.
Dieu punisse votre impudence !
Ma fille semble à bonne école
Avec maîtresse qui l'affole !
Si vous n'agissez autrement,
Vous ne serez pas longuement
Près d'elle, sans qu'il vous en coute.
Un fol peut-il suivre la route
Des chevaliers et si bien faire
Qu'il l'emporte en exploits de guerre
Par-dessus tous ?

DEUXIÈME CHEVALIER.
Il ne faut pas parmi les fous
Chercher les hommes de savoir
Qui peuvent tout l'honneur avoir
D'une bataille !

L'EMPEREUR.
Vous dites vérité, sans faille ;
Il y faut bien sens et prouesse !
Allez vous-en, allez, maîtresse,
Et ma fille aussi remmenez
Et autrement l'endoctrinez.
Quelle merveille que les femmes !
Même étant de très sages dames,
Elles subissent de tels lunages
Que vous verrez que les plus sages
Sont les plus folles !


On apporte le vin et les épices à l'Empereur et il se met à boire avec les chevaliers. Tout i coup arrive un messager.


UN MESSAGER.
Cher sire, vous fûtes sensé
De ne point quitter votre armure,
Car voici nouvelle aventure !
Les païens reviennent, sans faille,
Qui pensent vous livrer bataille
Bien ordonnée.

L'EMPEREUR,
Contre cette race acharnée,
Sans demeurer, seigneurs, marchons !
Et notre terre défendons !
Sans plus attendre !

DEUXIÈME CHEVALIER.
Chacun de nous n'a plus qu'à prendre
Son bassinet ! Nous sommes prêts !
Vite, allons ! puisqu'ils sont si près,
Sans nul délai !

L'EMPEREUR.
Écoutez, amis, s'il vous plaît.
Si le chevalier inconnu
À la bataille est revenu
Pour nous prêter bonne assistance,
Pour rien ne le laissez partir
Sans le connaître.

PREMIER CHEVALIER.
Sire, on saura ce qu'il peut être.
Mais, de par Dieu, il faut aller

Vite au combat, Sans plus parler !
Frappons tous d’estoc et de taille
Tant que puissions de la bataille
Avoir l'honneur.

DEUXIÈME CHEVALIER.
Si nous frappons avec ardeur
Et que Dieu nous donne son aide,
Il faudra que l'ennemi cède !
Car cette canaille païenne
Ne peut pas la race chrétienne
Rendre sujette !

L'EMPEREUR.
Allons ! Vite ! Que chacun mette
Main à l'épée pour férir
Ces païens voulant conquérir
Nos biens à tort !

La bataille s'engage. Robert a disparu de sa niche.

PREMIER CHEVALIER.
À eux ! À eux ! À mort ! À Mort !
Tous y mourrez !

Il s'élance.

UN PAÏEN.
Hara mare ! Para marez
Astripodis !

DEUXIÈME CHEVALIER, frappant un païen.
Tiens ! Tu mourras, je te le dis,
Franche canaille !


Robert en armure blanche apparaît et prend part à la bataille.


L'EMPEREUR.
Sainte Marie ! En la bataille
Voyez ce noble chevalier,
Qui est venu nous rallier !
Jamais plus vaillant je ne vis !
Sans lui nous étions déconfits
Et mis à rien,

PREMIER CHEVALIER.
Qui peut-il être et d'où il vient,
Si je le puis, je le saurai
En son chemin.

Les Sarrasins s'enfuient.

L'EMPEREUR.
Il a mis cette guerre à un !
Allez ! Allez !

PREMIER CHEVALIER, à Robert.
Chevalier, sire, à moi parlez !

Robert s'éloigne.

 

Écoutez pour l'amour de moi !
Il ne m'écoute pas, ma foi !
Je le ferai bien s'arrêter.
De ma lance le vais heurter
Du plus grand coup que je pourrai.

 

Il frappe violemment Robert à la cuisse et brise sa lance, qui reste dans la plaie, mais Robert s'éloigne.

 

Il s'en va ! jamais ne l'aurai !
Il vient du ciel ou de l'enfer !
En sa cuisse il garde le fer
De ma lance, tant l'ai féru
Qu'en effet le bois s'est rompu,
Je vais à l'Empereur conter
Que je n'ai pu pour l'arrêter
Trouver moyen.

L'EMPEREUR, à ses chevaliers.
Ce chevalier, notre soutien,
Savez-vous comment il se nomme ?
Ce doit être un bon gentilhomme
En son pays, et de renom!
Qu'en savez-vous ? Nul ne répond.
Parlez vraiment.


PREMIER CHEVALIER.
Je puis vous dire seulement
Que si je n'ai pas pu le prendre,
Je,l'ai frappé. Mais, sans attendre,
Il est parti, bien que blessé.
Car dans sa cuisse j'ai laissé
Le fer de ma lance rompue,
Et voyez ma déconvenue,
Je me repens fort de ce coup,
Car, sachez-le, je crains beaucoup
Qu'il n'en pâtisse.

 

L'EMPEREUR.
Le Seigneur Dieu, pour nous propice,
Nous voulant sa grâce octroyer,
A-t-il daigné nous envoyer
Ange du ciel ?

DEUXIEME CHEVALIER.
Sire, c'est un homme mortel.
Vous en saurez la vérité :
Faites dire de tout côté
Que celui qui à vous viendra
Armé de blanc et montrera
Le fer de cette hampe-ci,
En faisant voir la plaie aussi
Qui par le fer lui fut faite,
Votre fille génie et honnête
Comme épouse lui donnerez
Et moitié lui céderez
De votre empire.

L'EMPEREUR.
Je le veux bien, sans contredire.
Or, allez-vous-en, écuyer,
Vite l'annonce publier
Partout, ami.

L'ÉCUYER, sur la place publique.
Or écoutez, grands et petits !
L'Empereur à tous fait savoir
Que qui voudra sa fille avoir,
A lui vienne, armé d'arme blanche,
Et qu'il montre plaie en sa hanche,
Le fer de la lance brisée
Dont il eut la cuisse blessée.
A celui qui se présentera
L'Empereur lors lui donnera
Sa fille et le nommera sire
De la moitié de son empire
Entièrement.

Chez le sénéchal.

L'ÉCUYER DU SÉNÉCHAL.
Monseigneur, vous avez vraiment
Entendu ce cri bien étrange.

LE SÉNÉCHAL.
Sans doute l'Empereur se venge
D'aucun qui n'est pas à son gré.
J'aime sa fille et je saurai
Profiter de la circonstance
Pour obtenir sa main, je pense.
Va-t'en chez Jehan de Savoie
L'armurier, et dis qu'il m'envoie
Four m'armer un blanc parement,
Quel qu'en soit le prix en argent.
D'armure ainsi me garnirai
Et tout semblable me rendrai
À celui qu'a dit l'Empereur;
Et puis m'étant blessé sans peur
Montrer m'irai.

L'ÉCUYER DU SÉNÉCHAL.
Sire, j'y vais et reviendrai
À vous bientôt. Il sort.

LE SÉNÉCHAL, se faisant une blessure à la cuisse.
Las ! Trop m'a blessé le couteau
La cuisse, où je me suis navré !
Ne sais si la pucelle aurai
Pour qui je souffre cette peine.
Qu'importe ! La douleur est vaine !
Je la prise moins qu'une quille,
Si je puis obtenir la fille
A mon désir.

L'ÉCUYER, revenant avec une armure blanche.
Sire, selon votre plaisir,

Je vous apporte un parement.
Ne vous souciez pas du paiement
Quant à celte heure.

Dans le Paradis.


DIEU.
Mère, et vous, Jehan, en avant !
A descendre préparez-vous.
Anges aussi, venez avec nous,
Je veux encor voir le prud'homme
Ermite, penancier de Rome
Et tout à l'heure.

NOTRE-DAME.
Nous irons donc a sa demeure,
Dieu, cher fils, puisqu'il vous agrée.
Chantez d'une voix bien timbrée,
Anges, un chant qu'on puisse ouïr,
En allant, pour nous réjouir
Et nous ébattre.

PREMIER ANGE.
Dame, volontiers sans débattre
Or sus disons à voix claire :

Rondel,

Vierge royale, fille et mère,
Au tout-puissant Créateur
Du monde et vrai Rédempteur,
Douce à tous, à nul amère,
Sur toutes fleurs de douceur,
Vierge royale, fille et mère,
Au tout-puissant Créateur,
Par très excellent mystère
Se fit Dieu de soi donneur
À toi pour le faire honneur.

Sur la terre, à l'ermitage de Provence.

 

DIEU, s'adressant à l'ermite.
Écoute ma voix sans terreur.
Tu m'es fidèle et cher, prud'homme.
Va-t'en dans la cité de Rome
Afin d'y rechercher Robert
Qu'on tient pour fol et pour trubert.
Annonce-lui qu'il peut parler
Et comme fol ne plus aller,
Qu'avec son Dieu la paix est faite
Et sa pénitence complète.
Pour récompenser sa prouesse
Il peut épouser la princesse,
Oui, la fille de l'Empereur.
Qu'il la demande donc sans peur.
Va, pour me plaire.

L'ERMITE.
Sire, qui créas ciel et terre
Et grands biens pour petits rendez,
Tout ce que vous me commandez
Je vais le faire.

NOTRE-DAME, aux anges.
Reprenez à voix haute et claire
Votre chant ; et nous en allons !
Pendant qu'au ciel nous remontons,
Chantez bien fort !

DEUXIÈME ANGE.
Tous ensemble, chantons encore
En l'honneur de la Vierge mère.
Rondel comme pins haut.

À la cour de l'empereur.

 

LE SÉNÉCHAL, en armure blanche, la cuisse bandée.
Empereur, Dieu vous fasse honneur,
Je suis celui qui dans la guerre
Deux fois vous ai tiré d'affaire
Et deux fois vous ai secouru.
Voici le fer dont fut féru
Et navré le gras de ma cuisse,
Approchez-vous pour que je puisse
Ma blessure vous faire voir.
Il enlève son pansement et montre sa plaie.
J'ai donc bien mérité d'avoir
Votre fille par mariage,
Mais je ne tiens pas du partage
Compte vraiment.

L'EMPEREUR.
Très grand est mon étonnement,
Sénéchal ! Avez-vous été
Pour nous si brave, en vérité !
Pour mon ennemi vous tenais !
Dire autrement, je mentirais,
Je vous le dis.

LE SÉNÉCHAL.
Dans la peine on voit ses amis,
Sire, mes services passés

Maintenant vous les connaissez,
N'en veux rien dire.

L'EMPEREUR.
Ma fille aurez, sans contredire,
Ainsi comme promis je l'ai.

 

À ses chevaliers.


Allez me quérir sans délai
Le pape, et dites qu'il s'avance
Afin que ma fille il fiance
Dans son église au sénéchal,
Qui me fut ami si loyal
Dans mon besoin.

PREMIER CHEVALIER.
D'aller le quérir je prends soin,
J'y vais, cher sire.

Il sort.


L'EMPEREUR.
Écuyer, allez vite dire
A ma fille qu'elle s'empresse
De venir avec sa maîtresse.

Chez la fille de l'empereur.

 

L'ÉCUYER.
Maîtresse, auprès de Monseigneur,
Sa fille tantôt amenez,
En même temps que moi venez.
Dépêchez-vous.

LA MAITRESSE.
Très volontiers, mon ami doux,
Nous vous suivons.

Chez le Pape.


PREMIER CHEVALIER, s’adressant aux sergents de garde.
Seigneurs, au pape nous venons
Pour lui demander audience.
Il nous doit accueillir, je pense,
Comme il convient.

PREMIER SERGENT DU PAPE.
Entrez, seigneurs, car je vois bien
Qu'êtes des gens de l'Empereur.
On vous doit égard et honneur,
Entrez sans faute.

DEUXIÈME SERGENT.
Voyez sur cette chaire haute
Le pape assis. Sire, hardiment
Dites-lui votre mandement
Sans nul retard.

PREMIER CHEVALIER, au Pape.
Seigneur, nous venons de la part
De l'Empereur, et vous dirons
La cause pourquoi nous venons.
L'Empereur, par sainte Marie,
Monseigneur, à présent vous prie
De venir marier sa fille
Qui est pucelle gentille.

 

Le Pape s'empresse de répondre au désir de l’Empereur et vient le trouver en son palais.


Au palais de l'Empereur.

 

LE PAPE.
Empereur, à votre appel viens.
On m'a dit que vous mariez
Votre fille. A qui la donnez ?
Dites-le-moi.

L'EMPEREUR.
Sire, au sénéchal, par ma foi !
Qui nous a été si ami
Qu'il nous a de notre ennemi
Deux fois en guerre délivrés.
À mort eussions été navrés
Sans son aide, et sachez vraiment
Qu'il nous a servis grandement.
Aussi je pense qu'il convient
Avec ma fille, ici qui vient,
Le fiancer.


A FILLE DE L'EMPEREUR, jusqu'alors muette.
Mon père, vous êtes abusé
Par ce traître que vous croyez.
Dieu, par qui fûmes créés,
Ne veut souffrir sa menterie,
Sa trahison, sa tricherie,
Et la parole il m'a rendue
Que j'avais dès longtemps perdue.
Pensez-vous qu'il ait la bataille
Menée à fin ? Nenni ! sans faille,
Un autre que lui s'est montré,
Qui de Dieu plus est honoré.
Lorsque je vous le signalais,
Me faire croire ne pouvais,
Je vous dis vrai.

L'EMPEREUR.
Fille, d'abord je vous dirai
Tout mon bonheur de vous entendre.
De pleurer ne puis me défendre,
Car joie ai pleine de pitié !
Or ça, fille, par amitié
Que je t'embrasse !

LE PAPE.
Belle fille, dites de grâce
Quel est le nom de ce prud'homme
Qui tant est aimé de Dieu, comme
Vous nous contez.

LA FILLE.
Saint Père, il est vrai, n'en doutez,

Qu'il y a dans ce pré derrière,
Une fontaine belle et claire,
Et là j'ai vu s'armer deux fois
Celui que j'ai montré du doigt.
Il avait armes toutes blanches.
Je vis que d'une de ses hanches
Un fer ôta, qu'il mit en terre,
Quand dernièrement de la guerre
Il revint. Vérité dirai,
Et ce fer, vous le montrerai.
Un instant ici vous tenez.
Maîtresse, avec moi venez,
Et, vous, seigneurs massiers, aussi.

Elle déterre le fer et le rapporte.

Beaux seigneurs, le fer, le voici !
A grand peine l'ai arraché
De la terre, où il l'a fiché.
Mais je ne sais d'où lui venaient
Les armes qui disparaissaient
Tout aussitôt qu'il les quittait,
La vue d'elles on perdait
Absolument.

PREMIER CHEVALIER, prenant le fer de la lance.
Seigneur, en rien elle ne ment,
C'est le propre fer de ma lance,
Et pour vous prouver l'évidence,
Voici la hampe, regardez.
Plus de rupture, vous voyez
Comme tout est solide et joint,
Comme si rien ne fût disjoint !
C'est un miracle !

LE PAPE.
Oui, c'est un merveilleux spectacle
Que le Seigneur Dieu nous fait voir !
M'amie, faites-nous savoir
Où est cet homme.

LA FILLE DE L'EMPEREUR.
Sire, par Saint Père de Rome,
Je crois que si vous le quérez,
Avec Louvet le trouverez,
Avec le chien.


Devant l'escalier où gît Robert.

L'EMPEREUR.
Voyez comme il gît près du chien,
De lui il n'a souci en rien,
Mais de l'arracher il convient
De ce lieu-ci !

LE PAPE, à Robert.
Dieu vous donne grâce et merci.
Moi, qui suis près de vous venu
De Rome je suis pape élu.
Parlez à moi.


Ici fait Robert au pape la nique et le signe d'un os.

L'EMPEREUR.
Il ne répond à qui ni quoi.
Je crains que parler il ne puisse
Jamais ! Ami, montre la cuisse
Dont tu cloches, et je serai
Celui qui guérir te ferai
Avant un mois.


Ici Robert joue de l'extrémité d'un fétu avec l'Empereur.

L'ERMITE.
Robert, enfin je viens à toi.
Mes chers seigneurs, ne vous déplaise,
Bientôt vous le verrez plus aise.
Tu portais le surnom de diable,
Mais Dieu, notre père équitable,
En voyant ta dévotion
Et ta grande contrition,
Pour que tu puisses l'amender.
M'a chargé de te commander
D'aller simulant la folie
El à nul de ne parler mie,
Et de ne jamais manger rien
Que ce que tu prendrais au chien.
Et puisque tu as sans faillir
Su ta pénitence accomplir,
Dieu, dans sa clémence infinie,
À bien voulu que soit finie
Cette peine, et tu es absous.
Rends-lui grâces à deux genoux
Et sans peur, reprends la parole.
Ne commets plus d'action folle,
Il te faut en l'honneur remettre.
Et, comme il te convient, paraître
Un chevalier,

ROBERT.
Je veux d'abord m'agenouiller,
Seigneur Dieu, pour le remercier,
Te louer, te magnifier,
Quand j'ai, par ta miséricorde,
Acquis de toi paix et concorde
Et ton pardon.

L'EMPEREUR, à l'ermite.
Prud'homme, il faut dire son nom.
Qui donc est-il ?

L'ERMITE.
Il est baron haut et gentil,
Et s'il faut que je vous le die,
Son père est duc de Normandie,
Son nom Robert.

L'EMPEREUR, à Robert.
Oubliez votre sort amer,
Car je vous donne en mariage
Ma fille dans la fleur de l'âge.
Avec elle encor vous aurez
La moitié, que partagerez,
De mon empire.


ROBERT.
Je vous rend grâce, très cher sire,
Mais pour qu'envers Dieu je m'acquitte,
Désormais je veux être ermite
Dans un désert.

L'ERMITE.
Dieu ne l'exige pas, Robert.
Il dispose autrement de toi.
Écoute, il te mande par moi
Que tu épouses cette fille.
De vous doit naître une famille
Dont le Paradis aura joie.
C'est dans ce dessein qu'il m'envoie
En cette terre.

ROBERT.
Je ne puis faire le contraire,
Si du Ciel c'est la volonté
J'accepte donc en vérité
Ce mariage.

LE PAPE.
Beau fils, enfin vous êtes sage.
Je vous dirai ce que ferons.
Dans mon palais nous en irons
Là, serez joints par mariage
Avec cette fillette sage.
Ces clercs-ci devant nous iront.
Qui quelque bel air chanteront
En votre honneur.

LES CLERCS.
Nous chanterons avec bonheur,
Saint Père, puisqu'il vous agrée,
En louant la Vierge sacrée, .
Que nous devons toujours aimer,


Chanson.

On vous doit, Vierge, célébrer,
Quand, de l'Enfer pour nous tirer,
En vous Dieu se fit homme,
De l'abîme en nous délivrant,
Que nous avait ouvert Adam,
En mordant à la pomme.

 

FIN

 

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