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Anthologie du théâtre français du Moyen âge. Théâtre sérieux : mystères, miracles, moralités des XIIe, XIIIe, XIVe et XVe siècles arrangés en français moderne, par G. Gassies (des Brulies)


 

1925-1927

domaine public


 

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58358410/f1.image.r=anthologie%20du%20theatre.langFR

 

MYSTÈRE DE GUIBOUR,
QUI TUA SON GENDRE

(XIVème siècle.)

 


Le théâtre doit comporter plusieurs lieux : la maison de Guibour, la place publique, le vieux logis où l'on dresse le gibet, la maison du bailli, la prison, l'église dont la porte est ouverte, le paradis.



Personnages :


GUIBOUR.
GUILLAUME, son mari.

LA FILLE, mariée à Aubin.

AUBIN, le gendre.

ROBERT, premier voisin.

GAUTIER, deuxième voisin.

LE COMPÈRE.

MANDOT, premier moissonneur.

SENESTRE, deuxième moissonneur.

AUBERT, premier sergent.

GOBIN, deuxième sergent.

Le bailli.

Le porteur.

Le frère d'Aubin.

Le cousin.

COCHET, le bourreau.

DIEU.
NOTRE-DAME.
L'ange GABRIEL.

L'ange MICHEL.

Le premier pauvre.

Le deuxième pauvre.

SAINT JEAN.

La première nonne.

La deuxième nonne.



PREMIÈRE PARTIE



GUILLAUME. - Guibour, je veux vous dire mon intention. Je m'en vais, sans plus attendre, au champ visiter mes gagnages, afin que je me procure des ouvriers pour le moment de la récolte. J'agirai sagement... Je sais bien qu'il ne faut guère tarder à se mettre à l'ouvrage.


GUIBOUR. - Sire, cela me plaît bien, vraiment. Je ne vous veux en rien contredire.

 

LA FILLE. - Eh, mon cher père, je vous prie de m'emmener avec vous, je prendrai ainsi un peu de distraction ; longtemps il y a que je ne suis sortie de céans, et je ne puis avoir meilleure compagnie que vous.


GUILLAUME. - Fille, il me plaît : venez avec moi, puisque cela vous chante.


LA FILLE. - Allons, sire, me voici prête. Adieu, ma mère.

 

GUIBOUR. - Gardez-vous d'aller en un lieu où il n'y ait chemin bien sûr. Certes, la femme a grande joie d'aller avec son père, Aubin. Beau fils, je le prie du fond du cœur de venir avec moi jusqu'à l'église et de m'y tenir compagnie tant que j'y serai.


AUBIN, le gendre de Guibour. - Si je vous refusais cela, je ne me tiendrais pas pour sage. Allons, ma dame ; de cœur joyeux je veux faire à votre gré.


GUIBOUR. - Allons ; mais pourvu que je puisse avoir auprès du prédicateur une place, je serai bien aise, en vérité. Avançons-nous.


Ils partent tous deux.


Dans la rue.


PREMIER VOIS1N. - Eh ! regardez Gautier ; voyez-vous la mairesse aller avec son gendre ? Pour certain l'on me fait entendre qu'ils sont tout un.


DEUXIÈME VOISIN. - C'est un proverbe tout commun qu'il en fait comme de sa femme. Et c'est pour tous deux grande honte, m'est avis.


LE PREMIER VOISIN. - C'est vrai ; mais malgré nos propos, ils de relâcheront rien de leur commerce. Allons chercher cette chopine de vin que nous devons boire ensemble. C'est ce nue nous avons de mieux à faire, n'est-ce pas vrai ?


DEUXIÈME VOISIN. - Je n'y mets pas de contredit : allons, Robert.


À l'église.


GUIBOUR. - Je yeux ici me mettre à genoux. Et vous, beau-fils, si vous ne voulez pas demeurer ici, et aimez mieux aller vous ébattre en ville, vous pouvez y aller sans vous gêner, hardiment.


AUBIN. - Dame, vraiment, je veux y aller. Je n'ai pas appris à demeurer tant à l'église pour prier Dieu ou écouter un sermon


Ici commence le sermon.


GUIBOUR. - Ah ! Dame du haut firmament, malheureuse est la personne qui ne se consacre pas à vous servir, et bien heureuse est celle qui met en vous son cœur et sa pensée ; car nul ne fait tant de progrès dans le mal, qu'il ne soit délivré de ses maux, du jour où il se livre à vous. Dame, qui es par excellence dans les cieux, auprès de la divine essence, élevée
au-dessus de tous les Saints, Vierge, par ta grande courtoisie, sois (je t'en prie du fond du cœur) mon refuge, eu sorte qu'avant ma mort tu rendes mon âme si pure, quand ce corps devra finir, que je puisse éviter l'obscurité de l'enfer et avoir l'héritage des cieux, que je désire beaucoup.


Dans la rue.


LE COMPÈRE. - Commère, Dieu, par son plaisir, vous donne bon jour !


GUIBOUR. - Beau compère, et qu'il vous pardonne vos méfaits et à moi les miens ! Que fait ma commère ? Je pense qu'elle se porte bien.


LE COMPÈRE. - Dieu merci, elle va bien, et vous, commère ?


GUIBOUR. - Bien. Je me loue de Dieu, compère ; car il nous a fait une bien grande grâce d'avoir marié notre fille à un si bon enfant, qu'elle ne pouvait être mieux lotie, à mon avis.


LE COMPÈRE. - Commère, je suis trop gêné quand je me trouve en un lieu où l'on diffame ou blâme une personne que j'aime ; pour ne pas la défendre et pour ne pas le lui faire savoir.


GUIBOUR. - Pourquoi dites-vous ce langage ? Dites, compère.


LE COMPÈRE. - Je vous le dirai, ma commère. L'on dit par toute cette ville qu'autant qu'avec votre fille votre gendre est bien avec vous... et que c'est de vous deux tout un.


GUIBOUR. - Hélas ! court-il par la ville telle renommée de moi ? Par la foi que je vous dois, compère, jamais il ne se passa entre nous nulle vilenie ! Mais celui qui a mis ce propos en avant a commis un péché mortel. Dieu veuille, que je ne sois jamais accusée d'un pareil fait !


LE COMPÈRE. - Commère, je vous en avise de bonne foi, Dieu ait mon âme ! Ne m'en donnez ni louange ni blâme !


GUIBOUR. - Je vous en sais bon gré, au contraire, et vous prie, quand vous l'ouïrez raconter, de dire hardiment que ce n'est pas vrai.


LE COMPÈRE. - Je vous en crois bien, vraiment ; maintenant vous vous tiendrez en garde. À Dieu ! qu'il vous protège.


Il s'éloigne.


GUIBOUR. - Douce Mère de Dieu, qu'est ceci ? Qu'ont donc maintenant les gens dans l'esprit pour avoir pensé telle chose de moi, tans cause et sans raison. Ma foi ! c'est grande trahison. Je n'en puis mais et en suis toute dolente. J'en pleure et je me désole. Douce Mère de Dieu, que ferai-je ? Certes, jamais je ne cesserai de penser tant que j'aie trouvé comment éteindre ce renom qui court sur moi.


Dans une autre partie du théâtre.


LE PREMIER MOISSONNEUR. - Senestre, compagnon et ami, allons-nous-en sur la place savoir si nous pourrons avoir un maître. Nous n'avons tous deux croix ni pile ; ne partons pas de celte ville sans avoir gagné quelques sous.


LE DEUXIÈME MOISSONNEUR. - Mandot, tu dis bien : allons-nous-en. Je suis prêt ; voici ma faucille ; prends la tienne aussi. En avant, marche droit sur la place.


PREMIER MOISSONNEUR. - Je m'en vais ; suis-moi à la trace. Senestre, il est bien matin. Vois, il n'y a encore âme qui vive hormis nous deux.


DEUXIÈME MOISSONNEUR. - Mandot, ce n'est pas un grand deuil, mieux vaut être des premiers que des derniers. S'il plaît à Dieu, bientôt viendra quelque âme qui nous fera gagner monnaie.


Chez Guibour et sur la place.


GUIBOUR. - Jamais en mon cœur je n'aurai joie avant d'avoir éteint ce qu'on me reproche ! Mais je ne vois pas comment Je pourrais m'en tirer autrement que par la mort de mon gendre. Certainement il me faut aviser au moyen de la provoquer. Je ne tiens pas tant à mon argent que je ne puisse en donner assez largement à quelque personne étrangère pour que, de ses mains, elle le fasse périr. Et j'ai maintenant, la saison plus propice qu'en aucun autre temps, car de toutes parts sont venus des étrangers pour gagner un salaire en travaillant aux champs. Je m'en vais savoir, pour mal que ce soit, si je verrai en la place âme à qui j'en pourrai parler. Eh ! justement, je vois là deux grands ribauds, qui semblent être forts et bons à faire un mauvais coup. (Elle s'approche des moissonneurs.) Seigneurs, êtes-vous venus ici pour gager quelque salaire ?


PREMIER MOISSONNEUR. - Oui, madame ; avez-vous besoin de quelqu'un de nous ?


GUIBOUR. - Oui, j'espère. D'où êtes-vous ? Dites-le-moi.


PREMIER MOISSONNEUR. - Nous sommes de vers le Crotoy, et savons bien moissonner et battre. Si vous avez des gagnages à couper, volontiers nous nous en chargerons, et nous vous les couperons bien et vite.


GUIBOUR. - Beaux seigneurs, je suis une femme avec qui vous pourrez bien gagner, si vous voulez être ni peu complaisants.


PREMIER MOISSONNEUR. - Ma foi ! Madame, il nous plaira bien. Qu'avez- vous à faire ?


GUIBOUR. - Avant que je vous dise mon affaire, je veux que vous juriez sur les saints qu'à nul homme vous ne répéterez ce que je vous dirai. Et puis je vous exposerai quel est mon dessein.


DEUXIÈME MOISSONNEUR. - Quant à moi, sans plus d'attente, je vous jure que votre secret, dame, si ce n'est de votre gré, ne sera su de personne.


PREMIER MOISSONNEUR. - Par moi non plus nul ne le saura, je vous l'assure. Dites-nous donc maintenant en toute confiance votre désir.


GUIBOUR. - Seigneurs, voici ce que je veux. C'est qu'un homme, malgré qu'il soit de mes amis, soit mis à mort par vous deux ; et prenez du mien largement, je le voudrai bien. Je suis diffamée à cause de lui sans raison et la renommée en court, aussi j'ai le cœur triste et dolent tellement que je ne puis vous le dire suffisamment.


DEUXIÈME MOISSONNEUR. - Dame, dame, à tort ou à raison, nous vous servirons tous deux. Oh ! livrez, livrez-nous-le, vous en serez vite débarrassée ! Il n'échappera pas.


PREMIER MOISSONNEUR. - Oui, vraiment., mais il nous conviendra d'avoir le temps d'aviser comment nous pourrons faire en cachette cette besogne !


GUIBOUR. - Je vous te dirai sans tarder. Je vous mettrai en mon cellier, puis je persuaderai si bien l'homme et je ferai tant que je vous l'enverrai comme pour chercher du vin. Quand vous le tiendrez, exterminez-le sans lui faire de plaie sanglante ni au ventre, ni à la tête, ni au flanc. Étranglez-le.


DEUXIÈME MOISSONNEUR. - Cela sera fait sans délai ! Menez-nous donc en ce lieu, et puis pensez d'agir pour le reste.


GUIBOUR. - Volontiers, seigneurs ; allons ! En avant ! Venez-vous-en avec moi. Je vous payerai bien, je vous jure. Boutez-vous tous deux là dedans. Je ne mangerai, pas de mes dents que je ne vous l'aie envoyé. Maintenant mon affaire est en bonne voie. S'il venait, je n'ai céans personne. Mon mari et sa femme sont dehors. Il ne peut tarder longtemps. Advienne que pourra ! Je l'attendrai ici.


Retour d'Aubin.


AUBIN se dirige vers sa maison. - En cet endroit-ci, je ne resterai plus, je vois bien que l'heure du dîner approche. De ce chapon, que ce matin je vis mettre en broche, je vais manger ma part. Je trouve qu'il vaut mieux y être plus tôt que plus tard.


GUIBOUR, dans la maison. - Il faut que je fasse la malade, puisque mon gendre va venir : je vais tenir la tête penchée et fermer les yeux.


AUBIN, entrant. - Madame, qu'est-ce que cela ? Que Dieu vous donne santé de corps et d'âme ! Mais voyons, n'êtes-vous pas bien ? dites-le-moi.


GUIBOUR. - Je frissonne toute, ma foi. Et je sens bien que je suis prise de la fièvre, et je suis si altérée que je n'en puis plus, beau fils Aubin. Je te prie, prends un pot à vin et va m'en, quérir un peu en notre cellier. Pais vite, et je boirai.


AUBIN. - Dame, volontiers je le ferai, bien que cela vous soit contraire. Néanmoins je vais vous en tirer, puisque cela vous plaît.


GUIBOUR. - Va donc vite ! Ma besogne est faite. Assez tôt j'en serai débarrassée. Mais il ne faut penser comment je ferai quant au surplus.


Pause.

LE PREMIER MOISSONNEUR, revenant du cellier. - Dame, ne vous tourmentez plus. C'est fini.


GUIBOUR. - Seigneurs, l'avez-vous mis à mort ? Par quelle guise ?


LE DEUXIÈME MOISSONNEUR. - Nous n'avons pas agi par ruse. Dame, par la gorge nous l'avons étreint si fort que nous sommes certains qu'il est mort.


GUIBOUR. - C'est bien, seigneurs, il me suffit. Mais sans vous attarder plus longtemps, il convient que vous l'apportiez ici. Nous le dépouillerons et le coucherons en son lit, et puis je vous donnerai votre argent, et je vous renverrai d'ici à la grâce de Dieu.


DEUXIÈME MOISSONNEUR. - Il sera fait sur l'heure à votre désir.


PREMIER MOISSONNEUR. - Dame, montrez-nous sans retard où vous voulez qu'il soit couché. Par amour, dépêchez-vous avant qu'âme ne vienne !


GUIBOUR. - Pour que je ne vous retienne pas plus longtemps, seigneurs, couchez-le sur ce lit, comme s'il dormait par plaisir. C'est bien. Il est à mon gré. Tenez, ne soyez pas lents à vous en aller, qu'on ne vous trouve pas ici !


Elle leur donne de l'argent.


DEUXIÈME MOISSONNEUR. - On ne me trouvera pas tant que je pourrai me tenir sur mes pieds.


PREMIER MOISSONNEUR. - Ni moi non plus, certes. Puisque nous avons' de l'argent à dépenser, allons-nous-en sans plus attendre, compagnon Senestre.


Ils s'en vont.


Retour de Guillaume, le maire, mari de Guibour, et de la fille, femme d'Aubin.

GUILLAUME. - Dame, nous revenons de bonne heure. Apportez pain et vin et nappe. Ce manteau-ci, qui vaut bien une chape, est un manteau d'hiver, je veux l'ôter pour me mettre à table. J'ai faim et je veux déjeuner. Dépêchez-vous. Allez au vin. Et vous, fille, pendant ce temps-là, allez chercher Aubin, et nous dînerons. Demain, je pense, nous moissonnerons, aussi je veux me pourvoir de gens. Je ne veux pas rester longtemps assis, du moins pour l'instant.


GUIBOUR. - Marie, Aubin est encore couché dans son lit.


GUILLAUME. - Il a bien pris à son plaisir toute la grasse matinée ! Va l'appeler, va, dis-lui qu'il se lève !


LA FILLE. - Aubin ! Aubin ! s'il vous plaît ! Croyez-vous qu'il fasse jour, oui ou non ? Dormirez-vous toute la journée, beau sire ?... Eh ! voyez ! il ne me répond point ! Allons, sire, levez-vous sans tarder. Dormirez-vous tout ce jour ? (Elle le secoue et le découvre.) Qu'est-ce que ceci, Dieu ! Ah ! mère ! mère ! Voici une trop amère nouvelle ! Je dois bien me plaindre et pleurer fort, comme pleine de deuil ! Je suis perdue !


GUIBOUR. - Qu'as-tu pour te désoler et pour pleurer ainsi ?

 

LA FILLE. - J'ai bien de quoi pleurer ! Mes bonnes heures et tous mes bons jours sont passés ! Car je vois qu'Aubin est mort. Hélas ! hélas ! hélas ! que faire ? Certes, pour lui je mourrai de douleur. Ah ! doux Aubin ! La compagnie d'entre nous deux a malheureusement fini bien vite.


GUILLAUME. - Voici une douleur et un grave malheur ! J'aimerais mieux avoir perdu tout mon avoir. Fille, est-ce vrai ce que je t'entends dire ?


LA FILLE. - Il est déjà jaune comme cire. Père, ne me croyez-vous pas ? Las ! sans ami suis amie pauvre et délaissée !


GUIBOUR. - Ah ! belle fille, quelle perte l Certes je dois bien tordre mes poings et habituer mes yeux à pleurer, puisque j'ai perdu le doux Aubin, qui m'honorait tant du fond du cœur et m'aimait tant.


LA FILLE. - Las ! mère, il ne m'appelait toujours que son amie ou sa sœur ; aussi d'avoir tristesse au cœur j'ai bien raison.


LE PREMIER VOISIN. - Que Dieu soit céans ! Quelle raison vous fait ainsi crier et braire ? Avez-vous cause d'un si grand deuil chez vous ?


GUILLAUME. - Oui, vraiment, Robert, mon doux voisin. Aubin est mort.


LE VOISIN. - Ah ! que Dieu lui soit, miséricordieux ! Voisin Guillaume, cela me peine ! Par Notre-Dame de Pontoise ! puissé-je l'avoir gardé du trépas ! Maintenant je veux vous demander à quoi vous sert de mener si grand deuil. Certes, à rien. Je sais bien qu'il faut qu'en ce cas la nature s'acquitte, mais calmez un peu votre douleur, et vous ferez bien.


LA FILLE. - Et comment serait-ce ? Je tiens, Robert, que Dieu m'avait donné le plus courtois, le plus sensé, le plus amoureux, le plus doux et le plus libéral de tous les hommes nés de cette terre ; aussi de grand deuil mon cœur se serre, ce n'est pas étonnant !


GUIBOUR. - Certes, tu dis vrai. Ta pareille il n'y avait pas dans toute la contrée pour avoir été bien mariée à un homme bel et bon. Maintenant c'est ainsi : il est mort ! Dieu lui fasse merci, par sa bonté.


LE PREMIER VOISIN. - Écoutez : si vous avez volonté de me commander quelque chose à faire, dites-le-moi sans tarder, je le ferai.


GUILLAUME. - Robert, je vous prierai donc que vous me fassiez venir un coffre. Une autre fois je m'offre à en faire autant pour vous.


LE PREMIER VOISIN. - Je vais vous le chercher de ce pas, quoi qu'il arrive.


DEUXIÈME VOISIN. - Robert, que Dieu vous tienne en bonne santé, où allez-vous donc ?


PREMIER VOISIN. - Gautier, je vais, mon doux ami, chercher un cercueil.


DEUXIÈME VOISIN. - Un cercueil ! Pour qui ? Est-ce pour Conseil ? Dites, voisin.


PREMIER VOISIN. - Nenni, Gautier, c'est pour Aubin, le gendre du maire.


DEUXIÈME VOISIN. - Aubin ! Dieu lui soit débonnaire et doux à son âme.


LE PREMIER SERGENT. - Gautier, Dieu nous garde de blâme, qui dit-il qui est trépassé ? Je n'ai pas eu assez de loisir pour l'entendre.


DEUXIÈME SERGENT. - Aubin, celui qui était gendre de Guillaume, maire de Chiefvi. Aujourd'hui même au matin, je le vis encore sain et bien portant.


LE PREMIER SERGENT. - Dieu ait pitié de son âme ! Certainement, c'est grand dommage, car il était beau, jeune et sage et beau parleur.


LE DEUXIÈME SERGENT. - Il nous faudra tous passer par là ! Adieu, ami.


LE PREMIER SERGENT. - Adieu, Gautier. Je m'en vais aux plaids. C'est l'heure.


A l'audience.


LE BAILLI. - D'où viens-tu ? Que Dieu te secoure ! Amé est-il de nouveau assigné ? Que dit-on par la ville ? Allons, réponds-moi.


LE PREMIER SERGENT. - Plus de mille personnes sont étonnées que ce beau jeune homme et fort, Aubin, soit mort depuis prime.


LE BAILLI. - Que dis-tu ? Par le roi très haut ! Il est mort, Aubin ?


LE PREMIER SERGENT. - C'est ce que disent communément tous les voisins.


LE BAILLI. - Je suis tout ébahi de cette mort ! Assieds-toi, assieds-toi là. Je tiens qu'il a été blessé par quelqu'un, certainement : c'est pourquoi sa mort a été si soudaine.


Chez Guillaume, le maire.


LE PREMIER VOISIN, accompagné de gens qui portent un cercueil. - Voici un coffre bel et net, maire, que je vous fais apporter pour mettre ce corps en terre, honorablement.


GUILLAUME. - Dépose-le là, ami, et que Dieu t'aide, doucement, pour qu'il ne se brise pas. Voisin, ne vous en déplaise, mettez vous deux le corps dedans.


Ils déposent le corps dans le cercueil.


Sur le dos ! sur le dos ! Et non de l'autre côté, mes bons amis !


LE PORTEUR. - Laissez ! Il sera bien placé. Sire, portez-le par ce bout-ci, et je le porterai par celui-là. Là, déposez-le à terre.


LE PREMIER VOISIN. - L'y voici. Que Jésus lui soit courtois et doux à l'âme.

 

LE PORTEUR. - Qui d'entre vous me payera pour mon portage ?

 

GUIPOUR. - Moi, mon ami, de bon cœur. Il n'y a pas à marchander. Voici trois blancs, et prie pour lui.


LE PORTEUR. - Jésus-Christ, qui est un roi puissant, lui fasse à l'âme vrai pardon ! Si jamais je n'étais moins payé pour les besognes que je fais, je me verrais bientôt vêtu de robe neuve.


Chez le bailli.


LE BAILLI. - Tu songes, Gobin. D'où viens-tu si renfrogné ?


LE DEUXIÈME SERGENT. - Vraiment, j'ai le cœur, sire, tout serré et surtout soucieux et tout ébahi en songeant à la mort d'Aubin.


LE BAILLI. - Il nous faut tous passer par là, que nous voulions ou non !


LE DEUXIEME SERGENT. - Je le sais bien, sire, mais ce qui m'étonne, c'est que tantôt encore vers midi il allait et venait par la ville, et parmi les gens se tenait sain et bien portant.


LE BAILLI. - Il n'est homme qui me puisse faire entendre qu'il n'ait été frappé ou étranglé ou renversé pour être mort si soudainement. Je crois dire vrai. Allons-nous-en. Je veux être à son enterrement. Qui que ce soit qui ait causé sa mort, je le saurai.


Dans la maison de Guibour et de Guillaume.


LA FILLE. - Ah ! doux Aubin ! Quand je me rappelle l'honnêteté qu'il y avait en toi, le grand amour dont tu m'aimais, les bonnes mœurs dont tu faisais preuve,j'ai bien raison de te regretter et d'être éplorée à cause de toi. Car de tous biens je suis privée et tombée en grande douleur. Ah mort ! quelle dure séparation tu as faite entre nous en peu de temps ! Prends-moi aussi, et enlève-moi de ce monde ! Je préfère, mourir plutôt que de vivre en une telle détresse !


LE BAILLI, entrant chez Guillaume. - Dieu vous accorde sa paix et sa grâce à tous !


GUILLAUME. - Monseigneur, qu'il en fasse de même pour vous, par sa bonté.


LE BAILLI. - J'ai du chagrin, vraiment, maire, de votre malheur. Je voudrais pouvoir vous consoler, mais je vous veux demander comment il a été sitôt enlevé. Était-il atteint de quelque mal dans le corps ?


GUILLAUME, LE MAIRE. - Sire bailli, sachez que depuis le jour où nous lui donnâmes notre fille, nous ne trouvâmes personne ni lui ni autre qui dit qu'il avait aucun mal, ni dehors ni dedans, ni au bas ni en haut, ni dessus ni dessous.


LE BAILLI. - Je m'en ébahis d'autant plus qu'il soit ainsi mort. Et vous, femme (il s'adresse à Guibour), en savez-vous rien, par votre âme ? Serait-il allé en une compagnie, où on lui ait fait quelque vilenie ? Dites-le-moi.


GUIBOUR. - Nenni, sire bailli, par ma foi ! Mais je suis bien ébahie aussi qu'il ait si soudainement trépassé !


LE BAILLI, aux sergents. - Vous deux, passez devant. Découvrez-moi vite cette bière, et de son suaire, décousez-moi vite une partie, afin que je puisse le voir jusqu'à la cuisse, pour en être mieux hors de doute. Je ferai mon attestation avant qu'on l'enterre.


LE PREMIER SERGENT. - Sire, il sera fait sur-le-champ à votre désir. En avant ! Enlevons !o couvercle, Gobin ; et puis décousons-le, puisqu'il en est ainsi.

LE DEUXIÈME SERGENT
. - Allons ! faites-nous place, sans protester. Je veux défaire cette couture. Sire, ai-je assez décousu à votre avis ?


LE BAILLI. - Découvre-moi bien tout son visage, que je voie sa gorge et sa poitrine. (Il examine attentivement le cadavre.) Holà ! Saisissez-vous de la mère, de la fille et du père ! Ils ne peuvent nier qu'il n'apparaisse qu'il a été assassiné. C'est évident. Voyez comme il a la gorge noire. Quelqu'un, qui que ce soit, l'a étranglé. Faites vite, sans plus de caquets. Liez- leur les mains en croix et par derrière ; et de telle façon vous les emmènerez comme chiens en laisse. Je saurai la vérité de ce fait-ci, je n'aurai de cesse avant de la connaître.


LE FRÈRE D'AUBIN. - Que Dieu soit céans ! Las ! Qu'est ceci ? Frère, je dois bien avoir deuil quand je vous vois mort ; aussi j'en ai plus de chagrin qu'on puisse dire.


LE COUSIN. - Mort, qui nous l'as pris, que Dieu te maudisse ! Tu as pris de notre famille le plus vaillant et LE plus sage ! Las ! Quand on est si bien élevé être sitôt destiné à la mort ! C'est grand dommage.

 

LE BAILLI. - Seigneurs, je vous fais savoir qu'on l'a assassiné, je n'en doute point, mais vous ne m'échapperez pas, meurtrier, ni vous, ni vous, par les dents de Dieu ! j'en saurai la vérité, puisqu'il eu est ainsi,

 

GUILLAUME, LE MAIRE. - Sire bailli, pour Dieu, merci ! Ne soyez pas si dur pour nous ! Nous voulons bien nous rendre et nous mettre partout où vous direz.


LE BAILLI. - C'est inutile ! (Aux sergents.) Seigneurs, vous ferez ce que j'ai dit.


LE PREMIER SERGENT. - Sire, il sera fait sans réplique. Tandis que je vais lier le père, toi, Robin, va, lie la mère. Et dépêche-toi.


DEUXIÈME SERGENT. - Il n'y a pas besoin de trop m'en prier. Je vais les expédier, par mon âme ! Allons ! Tendez-moi vos bras, dame, et faites vite.


Il lie les mains de Guibour.


GUIBOUR. - Las ! Malheureuse ! Cela m'est bien pénible, mais je ne peux pas m'y soustraire. Regardez, faites de moi ce que vous voudrez, sire.


LA FILLE. - Las ! malheureuse ! hélas ! hélas ! Je ressens douleur bien amère quand je vois que pour la mort de mon mari, dont au cœur ils ont grand chagrin, mon père et ma mère sont tellement maltraités par la justice, qu'elle leur fait lier les mains !


LE BAILLI. - L'on ne vous en fera ni plus ni moins à vous-même, belle amie, et vous viendrez avec eux, vous ne resterez pas ici. (Au sergent.) Lie-lui les mains !


LE PREMIER SERGENT. - Volontiers. Or çà, belle amie, vos deux mains il me faut pour les lier. Refuser est inutile. Hâtez-vous.


Il lui lie les mains.


LA FILLE. - Maintenant je suis angoissée de tous les côtés autant que femme peut l'être : je vois mon compagnon mort, je vois père et mère en péril d'être livrés à la honte.. Moi-même je suis prise et liée pour être emmenée comme une femme condamnée à mort ! Ah ! Dame des cieux ! De vos très doux yeux regardez-moi en pitié !


LE BAILLI. - En avant ! En avant ! Ne tardez pas davantage. Seigneurs, menez-les devant moi. Par le serment que j'ai prêté au roi, elles me diront bientôt la vérité ou elles seront mises à la question vilainement !


DEUXIÈME SERGENT, poussant les prisonniers. - Or çà ! Passez vite, sans plus demeurer ici !


LE BAILLI, aux parents (frère et cousin). - Faites mettre ce corps en terre, sans tarder.

 

LE COUSIN. - Je suis d'avis que nous le fassions porter, cousin, tout droit au cimetière sans le laisser plus longtemps ainsi étendu par terre dans sa bière. Et puis quand nous l'aurons enterré, nous ordonnerons son service afin qu'il soit convenable.


LA FILLE. - C'est bien, Plaise à vous, bonnes gens, d'y mettre la main.


GUILLAUME, LE MAIRE. - Vierge, mère du doux Roi céleste ! Refuge et port des égarés, Dame, donne-nous ton appui. Nous en avons bien besoin.


LE BAILLI. - Gobin, allons ! Vite ! Mets-moi avant toute enquête la mère en la Gourdaine, et emmène la fille, de l'autre côté, en Paradis, et pendant ce temps-là, je veux questionner Guillaume.


GUIBOUR. - Sire, sire ! Tout francs et quittes délivrez ces deux innocents : de moi seule faites justice, j'y consens. Mon cœur ne peut endurer de les voir plus longtemps malmenés. Sachez, sire, qu'en cette affaire ils ne sont pas coupables : j'ai fait commettre le crime, moi seulement.


LE BAILLI. - Guibour, il vous faut dire commenta été accompli ce meurtre-ci et il convient de savoir pour quelle raison !


GUIBOUR. - Je vous confesserai toute la vérité : dès lors qu'Aubin eut pris ma fille, je me mis a l'aimer d'honnête amour comme mon fils, soyez-en certain et assuré, sire. Plusieurs, s'aperçurent bien de cet amour, mais ils en conçurent une telle opinion qu'ils me méprisèrent au point de dire que mon gendre était avec moi comme avec sa femme. Et cela fut répété non pas vingt fois ; mais cinq cents, si bien que cela me fut révélé en secret, et j'en eus tel courroux et tel chagrin, que je ne savais que dire. Alors le diable me troubla tellement l'esprit et la raison que je ne songeais plus qu'au moyen de faire mourir mon gendre. Il me semblait, s'il était mort, que le mauvais renom ne courrait plus sur moi.


LE BAILLI. - Et comment le tuas-tu, femme ? Il faut que je le sache.


GUIBOUR. - Je vous le dirai, sans rien omettre. Hier, en la place, je m'adressai à deux valets (mais je ne sais, sur mon âme, qui ils sont) qui louent leurs bras comme laboureurs. En parlant à eux, je leur découvris mon intention, et ils se mirent avec moi d'accord pour l'argent que je leur promis. Je les cachai donc en mon cellier, et puis y envoyai mon gendre, en lui disant que j'avais soif terriblement, et il alla aussitôt me chercher à boire. Aussitôt il fut pris par la gorge et si fortement saisi qu'ils le jetèrent par terre. Alors je le fis apporter sans retard et nous le couchâmes en son lit, comme s'il eût dormi par plaisir. Les deux valets furent bien payés et aussitôt je les renvoyai.


LE BAILLI. - C'est assez ! Emmène-la, Gobin, où je t'ai dit.

 

DEUXIEME SERGENT. - Sire, j'y vais sans réplique. Allons ! Dame, allons !


Il emmène Guibour en prison.


LE BAILLI. - Certes, je n'ai pas entendu depuis longtemps parler de meurtre si vilain ! (A Guillaume et à sa fille.) Maintenant je vous délivre tout à lait, Guillaume, et votre fille aussi. Partez, allez-vous-en d'ici bien vite.


GUILLAUME. - Sire, nous ferons bonnement votre plaisir. C'est raisonnable. Or sachez, ma fille, que je n'entrerai plus jamais dans une maison qui m'appartienne avant d'être allé à l'église de Notre-Dame de Finistère, pour la prier et requérir qu'elle ait pitié de ta mère, car je vois bien que sa vie est en balance.


LA FILLE. - Faites donc, et mol, sans tergiverser, droit à Limoges je m'en irai et j'offrirai à saint Liénard en cierges mon pesant de cire, afin qu'il prie Notre-Seigneur de vouloir bien défendre ma mère et la garder de mort amère et vilaine.


GUILLAUME. - Que celle qui est pleine de grâce lui soit amie en ce besoin ! En te quittant, fille, je te donne ma bénédiction. Va donc ! Adieu ! Je ne sais si jamais je te reverrai en ce lieu.


LA FILLE. - Adieu, père. Je ne m'arrêterai pas avant d’être à Saint-Liénard. Je vais me mettre eu pèlerine.



DEUXIÈME PARTIE


LE FRÈRE, chez le bailli. - Cher sire, par votre bénigne grâce, nous venons à vous en ce lieu vous requérir de nous rendre justice au sujet de notre ami Aubin.


LE BAILLI. - Est-il enterré, ou encore au milieu de la salle où je l'ai laissé avec vous ?


LE COUSIN. - Oui, doux sire, il est mis en terre.


LE FRÈRE. - Vous serez bientôt satisfait ! Aubry, va chercher le bourreau, et dis-lui qu'il s'en aille sur-le-champ dresser un poteau pour supplicier une femme. Quand tout sera prêt, qu'il ne tarde pas à venir m'en aviser.


LE PREMIER SERGENT. - Volontiers, sire. Vraiment, je le vois, c'est bien ma besogne. (Il va trouver Cochet, le bourreau.) Cochet, allez vite, sans délai, de par le bailli, notre maître, dresser un poteau au vieux logis, qui est une maison ruinée. Allez sans retard, et dès que cela sera fait, vous viendrez où il tient son audience. Dépêchez-vous.


LE BOURREAU. - Cela sera bientôt fait, doux ami. Je vais me mettre à la besogne dès maintenant ; dites-le au bailli, je viendrai bientôt l'aviser.


PREMIER SERGENT. - Ami Cochet, je le lui dirai bien (il revient trouver le bailli). Sire, j'ai parlé à Cochet. Il a fourche, poteau et crochet, cordes, et tout ce qu'il lui faut. Il viendra vous trouver, sans faute, tout à l'heure.


LE BAILLI. - Maintenant, Gobin, sans attendre, amène Guibour en ma présence. Je suis curieux de savoir encore ce qu'elle me dira.


DEUXIÈME SERGENT. - Sire, il sera fait selon votre désir. J'y vais. (il va à la prison.) Ça, sortez dehors, Guibour ; il vous faut venir sans tarder devant le bailli.


GUIBOUR. - Douce Mère de Dieu, veuillez vous souvenir de cette malheureuse que je suis ; car je ne crois pas qu'il me reste longtemps à vivre. Aussi, douce Dame, je vous prie d'avoir pitié de mon âme, quoique j'aie été pécheresse, Ah ! Dame, par votre bonté réconfortez-moi ! (Elle suit le sergent qui l'amène devant le bailli.)


LE BAILLI, dans son tribunal. - Guibour, belle amie, je vois par ta confession même que tu as mis à mort et à perdition ton gendre. Ainsi tu me l'as fait savoir ; tu disculpes ton mari et ta fille, et en ce fait nul autre n'est coupable que toi.


GUIBOUR. - Sire, c'est la vérité, par ma foi ! Je vous ai dit pourquoi et comment, et je vois bien que je suis amenée ici pour mon jugement. Que Dieu ait donc pitié de mon âme, qu'il la veuille attirer de son côté et garder de l'enfer, où il n'y a que peine.


LE FRÈRE D'AUBIN. - Cher sire, de cette vilaine meurtrière qui a si traîtreusement assassiné mon frère, je vous requiers jugement dès maintenant. Or vous plaise de m'en faire justice, sans délai.


LE COUSIN. - Sire, il vous requiert avec raison vraiment. Puisqu'elle a reconnu le fait, vous devez faire droit à sa requête.


LE BOURREAU. - Monseigneur, la besogne est prête, ainsi que vous me l'avez commandé. Dites-moi ce que vous voulez que je fasse de plus, maintenant.


LE BAILLI. - Prends une hart et lace-la-moi autour du cou de cette femme : il faut qu'elle meure honteusement ! Liez-lui les mains aussi, et puis nous nous en irons d'ici à la Justice.


LE BOURREAU. - Et je vais travailler de mon métier, puisque vous le dites.


GUIBOUR. - Ah ! Dame, qui, par vos mérites dignes et précieux aux yeux de Dieu, sur toutes les glorieuses âmes qui sont en paradis et qui jamais y pourront être, avez et aurez la seigneurie, je parle à vous, Vierge Marie, secourez-moi dans ce besoin et ayez cure et soin de mon urne, car je vois bien et sans me tromper, qu'il faut que mon corps meure honteusement et à bref délai.


LE FRÈRE. - Certes, on ne vous peut faire trop de mal et trop de honte, meurtrière, qui avez de telle façon mis à mort mon frère !


LE BAILLI. - Je lui ferai expier son tort. Aubri va tantôt crier sur la place, sans tarder, que nul chef de famille ne manque de venir à la justice ; et puis reviens.


PREMIER SERGENT. - Sire, je ferai bien ce que vous ordonnez.


Sur la place.


Or, écoutez, vous tous en commun, et tous ensemble et à chacun en particulier, par ma foi, je fais ce commandement. Que vous veniez à la justice, que le bailli veut rendre, si vous ne voulez forfaire envers le roi.


PREMIER VOISIN. - Je préfère y aller, ma foi, que d'être à l'amende.


DEUXIÈME VOISIN. - Et moi aussi ; de peur que l'on me réclame l'amende, j'y vais.


Affluence de gens.


LE BAILLI. - Allons ! Assez grand est notre convoi, et toujours viendront assez de gens. (Aux deux sergents.) Devant moi, toi et lui, passez. (Au bourreau.) Cochet, il convient de se dépêcher ; le retard ne vaut rien, Remuez-vous ! Remuez-vous !


LE BOURREAU, à Guibour. - En avant ! Faites preuve de bon vouloir, dame ; ce n'est pas le moment de demander pourquoi. Je vous mènerai avec cette hart comme un chien en laisse.


Ils partent.


GUIBOUR, devant l'église. - Ah ! Dieu ! pourquoi mon cœur ne se fend-il pas, et ne crève-t-il pas afin que je meure et que je ne boive plus la honte de la grande misère où je me vois. Sire bailli, octroyez-moi un don par votre doux plaisir : que j'aie un peu de loisir pour prier la Dame de grâce, puisque je passe devant l'église, je vous le demande.


LE PREMIER VOISIN, au bailli. - Ah ! octroyez-lui, cher sire, ce qu'elle demande pour l'amour de Dieu, sans entrer dans le saint lieu, vous ferez bien.


DEUXIÈME VOISIN. - Certainement, sire, je tiens que, si vous lui donnez un peu de répit, elle ne pourra que mieux trépasser et nous devons, dit l’Écriture, vouloir le salut de toute créature.


LE BAILLI. - Femme, va, mais dépêche-toi. Je te l'octroie, Puisqu'on m'en prie. Mais ne nous retiens guère. Mets-toi à genoux.


GUIBOUR, devant la porte ouverte de l'église. - Volontiers, mon cher seigneur doux. Ah ! Dame de miséricorde, réconcilie mon âme avec Dieu, ton cher fils. Toi qui justifies les pécheurs et glorifies aux cieux les liens, aie pitié de ma misère. Dame, qui es la douce Mère du Créateur de tout le monde, aie pitié par ta douceur de cette malheureuse, en qui abonde tant de tristesse et de douleur, car j'ai tant besoin de ton aide ! Secours mon Ame et protège-la, car mon corps sera vite anéanti, brûlé et grillé dans le feu : aussi je me confesse à toi, comme très pauvre pécheresse, de tous les péchés que je fis jamais et que j'ai commis envers ton Fils en paroles ou en actionsDame, fais-m'en accorder le pardon de Dieu, qui seul en a puissance, lui qui voit tout clairement le repentir des cœurs.


LE BAILLI. - En avant ! En avant ! Allons-nous-en. En cet endroit je m'attarde trop ; je n'ai que faire de ce délai, la majeure partie du jour est passée, Allons vite ! Guibour, passez, passez ! (Au bourreau.) Cochet, hâte-toi de la mener au supplice. De son corps il faudra faire un tison ardent de flammes.


GUIBOUR. - Oh ! Vierge, précieuse femme ! Je redoute comme la foudre ce bailli, qui s'irrite si fort et s'acharne après moi. Vierge pure et immaculée, souveraine de tout le monde, impératrice du ciel et dame, par le tourment de cette flamme, par cette mort très mauvaise et honteuse. Reine glorieuse du ciel, préserve-moi et garde-mol de feu d'enfer, et protège mon âme, qui t'appartient, je te la livre.


Elle suit le bourreau.


LE BOURREAU, au lieu du supplice. - Puisqu'il faut que je vous exécute, dame, mettez-vous à genoux. Or çà ! Je vais vous lier par les côtés à ce poteau, et puis je vous attacherai par le dos et par la poitrine.


LE BAILLI. - Cochet, songe à te hâter. Puisqu'elle est liée de forts liens, couche sur elle de toutes parts largement bûches et paille, et mets-y le feu en plein, sans tant raisonner.


LE BOURREAU. - Je ne veux ni boire ni manger avant que cela soit fait. Regardez, maître. Je ne crois pas qu'on puisse mieux la disposer. De toutes parts elle est entourée de bois comme dans une huche, pour brûler plus vite.

 

LE BAILLI. - Le feu ! Le feu ! sans plus attendre ! Le feu, tout de suite !


Le bourreau se prépare à mettre le feu.


Alors dans le paradis se passe la scène suivante.


Dans le paradis.


DIEU. - Mère, mère, il est temps que vous descendiez sur la terre pour aller sauver et défendre Guibour, qui vous appelle tout piteusement, et tout doucement demande à être réconciliée avec moi par votre miséricorde, pour que je lui pardonne son crime.

Allez la défendre en personne, en sorte que, mal- gré le feu qu'on fasse autour d'elle, son corps n'en soit ni atteint ni maltraité.


NOTRE-DAME. - Fils, je suis toute prête à y aller. Or sus ! Gabriel, descendez, et vous, Michel, et chantez en allant là-bas.


GABR1EL. - Dame, votre volonté sera faite. En avant ! Michel, chantons, ami, puisque nous nous sommes mis en route ; chantons par doux accords.


Ils chantent un rondel.

 

Sur la terre, au lieu du supplice.


LE BOURREAU. - Je veux allumer ce feu par tels efforts, puisque j'ai assez de bois, qu'il faudra qu'on se tire en arrière de tous côtés.


Il allume le bûcher.


NOTRE-DAME, aux anges. - Mes amis, éloignez ce feu si loin de mon amie loyale qu'il ne puisse lui faire de mal. Guibour, rassure ton cœur. Tu n'auras, sois en sûre, par ce feu ni peine ni tourment, puisque tu m'as appelée si dévotement.


Elle ne doit être visible que pour Guibour.


GUIBOUR. - Ah ! Dame, qui d'être louée de bouche, de voix et de paroles sur tous les saints du paradis avez la grâce et la prérogative, quand il vous plaît de me défendre, moi chétive que je suis, de si cruelle mort, comment pourrais-je vous prouver ma reconnaissance, Vierge Marie ?


LE BAILLI. - Certainement, je ne puis croire que cette femme ne soit pas brûlée : ce feu a jeté trop grande et trop pétillante flamme.


LE FRERE D AUBIN. - Sire, ces fagots étaient bien secs. Elle n'a que ce qu'elle a mérité. Je n'ai point de remords ni de courroux de sa mort.


LE BOURREAU. - Seigneurs, je vois ses liens rompus, ses cordes et sa hart ; il n'y a rien qui ne soit entièrement brûlé, mais elle est encore toute saine, elle est même très belle !


LE FRÈRE. - Par le sang et par les boyaux ! Meurtrière, vous ne vous en tirerez pas ainsi. Vous serez brûlée sur-le-champ ; vous n'échapperez pas. Cousin, allons vile chercher tant d’échalas, de buissons, de chaume et de cosses sèches qu'elle ne puisse échapper à la mort !


LE BAILLI. - Jetez sur elle sans contredit ce qu'il faut pour que le feu prenne vite et qu'il ne reste d'elle ni chair ni os !


On cherche à rallumer le bûcher.


NOTRE-DAME. - Feu ! Je te défends et interdis d'atteindre cette femme et de lui faire aucun mal. Belle amie, aie bon courage ! Allons-nous-en, seigneurs, vous et moi là-haut, dans les cieux !


MICHEL. - Nous ferons à votre gré, Dame. Allons ! Gabriel, chantons sans discordance.


Ils s'en vont en chantant le rondel.


GUIBOUR, au bourreau et à ceux qui l'aident. - Beaux seigneurs, par pitié, je vous prie tous humblement et requiers d'agir doucement. Épargnez-moi, vous ferez bien. Sachez pour vrai que je ne sens nulle souffrance de ce qu'on me fait. Je suis protégée par la grâce de Dieu. N'ayez honte d'être vaincus ; car j'ai pour protectrice Notre-Dame, qui est reine et dame des cieux, et Dieu m'a aussi protégée avec elle.


LE BAILLI. - Seigneurs, seigneurs ! Certes voici un miracle et une très grande merveille, comme jamais je n'en vis de pareille. Nous avons méchamment péché contre Dieu en maltraitant ainsi laidement ce saint corps. Guibour, chère amie, sortez hors de ce feu. Je vous jure sur mon âme que vous êtes une sainte femme, je le vois bien ! Ne craignez rien


GUIBOUR. - Sire, ce que vous commanderez, je le ferai sans attendre. Çà, me voici sortie du feu. Que vous plaît-il ?


LE BAILLI. - Dame, je vous demande pardon à genoux et à mains jointes du courroux que j'ai eu contre vous et du mal que je vous ai causé. Je vous demande pardon ; ou, au moins, que je ne sois pas maudit de vous ni blâmé ni honni dans la ville. Je vous le demande.


GUIBOUR. - Pour Dieu ! levez-vous. Je ne demande point, sire, que vous me montriez une telle humilité, car en vérité vous n'avez en rien mal agi envers moi. Car mon crime est si grand que vous auriez dû me brûler cent fois, si vous eussiez pu y réussir. Mais par la douceur de Notre-Dame, que j'ai requise de cœur et d'âme, je suis sauvée et protégée. Si vous m'avez fait outrage, que la Mère de Dieu vous pardonne et nous donne à tous bonne fin.


LE PREMIER VOISIN. - Maintenant ne restons pas ici ; avec elle nous devons aller à l'église. Là elle rendra grâces à Dieu et aussi à sa Mère, qui l'a si bien gardée.


LE DEUXIÈME VOISIN. - C'est très bien avisé et nous devons le faire.


LE BAILLI. - Ma chère amie débonnaire, ils disent vrai. Allez devant : nous irons vous suivant de près tous ensemble.


GUIBOUR. - Soit, Sire, puisque bon vous semble ; aussi bien l'avais-je pensé.


Ils se rendent à l'église.


Amoureux Jésus, qui avez gardé mon corps de mort vilaine, et vous, Dame, qui êtes châtelaine de l'empire céleste, spectre de gloire royale, et fontaine et puits de grâce, je vous remercie vous et votre doux Fils, autant que je le puis, et de tout mon coeur je vous rends grâces, comme à celle que dorénavant, tant que je vivrai, je servirai de tout mon pouvoir. Je vous le dois bien. Sire bailli, en ma maison par votre gré puis-je retourner ? Veuillez me répondre, s'il vous plaît.


LE BAILLI. - Oui, Guibour ; mais vous n'irez pas seule, car je vous accompagnerai et vous servirai d'escorte, moi et mes gens.


PREMIER SERGENT. - Soyons diligents à nous mouvoir. Je vais devant.

 

DEUXIÈME SERGENT. - Et je vais avec vous. En avant ! Place ! place !


Ils l'accompagnent jusqu'à sa maison.


GUIBOUR. - Dieu vous donne à tous joie éternelle ! Maintenant laissez-moi seule désormais.


LE BAILLI. - Pensons à nous en retourner. Adieu, Guibour.



TROISIÈME PARTIE


LE PREMIER PAUVRE. - Vierge, que Dieu a assise auprès de lui, garde tous ceux qui me font du bien. De pauvreté le corps me fond. Je suis pauvre, il n'y a pas à en douter, car je ne sais quand on me fait l'aumône, si ce sont ou bêtes ou gens. Je ne distingue pas le plomb de l'argent ni le cuivre de la monnaie d'or. Las ! Quel noble trésor il perd celui qui perd la vue, bonnes gens ! Donnez-moi, car en vérité aujourd'hui je ne vis personne qui me donnât quelque aumône. Au pauvre qui ne voit pas bien, donnez pour l'amour de Dieu.

 

GUIBOUR. - Bon homme, ne bouge pas de ce lieu. Attends, attends, je vais à toi. Tiens, beau frère, prie pour moi le roi céleste.

 

LE PREMIER PAUVRE. - Ah ! dame ! Dieu vous veuille mettre et tenir en santé de corps et qu'il soit à la fin miséricordieux pour votre âme.

 

DEUXIÈME PAUVRE. - Eh ! Dieu ! est-il homme ou femme qui me réconforte d'une aumône ? Que Dieu, qui siège au trône des cieux, veuille aider celui qui m'aidera et me donnera son aumône. Donnez-moi, pour l'amour de Dieu, votre aumône, dame Guibour. Je suis un pauvre ouvrier, qui n'ai rien à. donner à manger à trois petits enfants que j'ai. Sur mon âme, je ne sais comment les nourrir.

 

GUIBOUR. - Ne t'inquiète pas, ami : tu ne t'en iras pas éconduit, puisqu'il en est comme tu m'as dit, tiens, emporte ce sac plein de blé, charge-le vite, et quitte ma porte. Va, à la grâce de Dieu.

 

DEUXIÈME PAUVRE. - Dame, Dieu qui voit et apprécie le bon vouloir des coeurs pleinement, vous le rende au grand jugement qu'il doit tenir.

 

GUIBOUR. - Ah ! Dieu veuille s'en souvenir, ami, si, comme je le désire, il veut bien m'accorder la grâce défaire ce qui lui plaît, de mieux en mieux.

 

LE TROISIÈME PAUVRE. - Regardez-moi en pitié ; que Dieu, bonnes gens, vous donne sa grâce et vous pardonne tons vos péchés, comme il fit à la Madeleine. Vous voyez bien dans quelle peine je vis. Il n'y a point de feintise ! Eh ! Dame, par votre largesse, faites-moi du bien.

 

GUIBOUR. - Et que te donnerai-je du mien, frère, de quoi ton corps se couvre mieux ? Ma foi, je n'ai denier ni maille, et pourtant j'ai grande pitié de toi. Allons ! pour l'amitié de Dieu, je vais savoir si je puis te faire quelque chose. Tiens, tiens, mon ami débonnaire, fais-toi un habit de ce manteau ; je n'ai rien d'autre. C'est de quoi je me couvre quand je vais
dehors.

 

LE TROISIÈME PAUVRE. - Jésus, le doux miséricordieux, et sa douce Mère Marie, vous veuillent rendre au centuple ce don précieux, cette courtoisie, et vous prendre auprès de lui, Dame, à la fin.

 

GUIBOUR. - Amen. Je le prie du fond du cœur qu'il me l'accorde.

 

Dans la rue.

 

PREMIER VOISIN. - Gautier, par le corps de sainte Agathe, j'allais savoir si vous étiez prêt : Il est temps d'aller à l'église pour la fête du jour.

 

DEUXIÈME VOISIN. - Oui, allons-y sans tarder. N'est pas prud'homme celui qui ne va pas ouïr le saint service à l'église aujourd'hui, anniversaire de la présentation au temple du doux Jésus par sa mère, qui offrit pour lui deux petites colombes.


PREMIER VOISIN. - C'est un des plus beaux services de l'année, à mon avis. Allons-nous-en sans retard. L'église est loin.


DEUXIÈME VOISIN. - Prenons le soin d'y être à temps. Allons en passant par ma maison, sans plus de paroles. Mon cierge y est, nous le prendrons et je l'offrirai.


PREMIER VOISIN. - Voici le mien que je donnerai aussi au prêtre.


Dans la maison de Guibour.


GUIBOUR. - Eh ! Dame de qui Dieu voulut naître, il y a longtemps que je n'entendis la messe et tout l'office. Aujourd'hui c'est la journée où vous allâtes bien parée faire par grande dévotion votre purification et porter votre enfant au temple : c'est pourquoi mes yeux se gonflent de larmes à bon droit, car j'avais coutume d'avoir ici un prêtre, qui me disait la messe en mon oratoire, sans être gênée par la foule. Maintenant je ne le puis plus avoir, car j'ai donné tout mon bien. Même j'ai donné, Dame, pour l'amour de vous, un manteau que je mettais quand je voulais aller dans la rue. Si donc je reste ici, je ne dois pas en être reprise par Dieu ; car, Dame, si je vais à l'église, les gens me regarderont et puis se moqueront de moi en me voyant si peu vêtue, moi qui avais l'habitude d'être habillée richement avec de beaux atours, mais mon espérance et mon réconfort est que pour cela vous aurez aussi pitié de moi, vous et votre Fils. Je me tiendrai donc ici enfermée et de cœur je vous prierai dévotement.


(Ici l'auteur a imaginé une scène des plus étranges, unique dans le théâtre du moyen âge, et qui, à cause de cela sans doute, a été fort célèbre : Dieu lui-même, puisque GUIBOUR n'a pas de robe à se mettre pour aller à l'office, vient avec Notre-Dame, saint Jean, et les anges Gabriel et Michel, dire une messe pour Guibour. Les détails de la mise en scène de ce passage paraissent assez difficiles à rétablir.)


DIEU, dans le paradis. - Allons, vous tous, allons-nous-en. Dans ce jour de ma présentation au temple, je veux réconforter d'une messe Guibour qui me sert là-bas ; elle en est bien digne. Vous deux, Anges, allez devant, Mère, et vous, Jean, vous irez les suivant, et nous irons après. Anges, soyez prêts à chanter un beau chant, tout en allant.


MICHEL. - Nous le ferons, volontiers, Sire, et de cœur pour plusieurs raisons. Gabriel, cher compagnon, chantons d'accord et sans tristesse.


Rondel.

Humains bien vous doit suffire
Qui êtes tant de Dieu aimés, ,
Qui est mort pour vous à martyre ;
Humains, bien vous doit suffire.
Et quand par nous vous fait dire
Humains, bien, etc.

La messe de la Chandeleur.


SAINT JEAN. - Impératrice de l'empire de Dieu, s'il vous plaît, vous offrirez ce cierge. (Aux anges.) Et vous ces deux pareillement. Dame, je m'en vais là-bas. Tenez, ami Vincent, Or çà ! Laurent, vous prendrez ce cierge et irez l'offrir quand on aura chanté l'offrande. (À Guibour.) Tiens, femme, de volonté grande et sainte, loue Dieu de ce bienfait, dont tu es témoin. Ne sois pas sotte.


GABRIEL. - Allons, commençons à haute voix l'Introït sans retard. Le Confiteor est dit. Allons, Michel.


Ils chantent ici tous ensemble ; et puis Notre-Dame va à l'offrande, et les autres après ; ensuite Notre-Dame dit en montrant Guibour.


NOTRE-DAME. - Michel, va dire à cette femme qu'elle se fait donner grand blâme de faire ainsi muser le prêtre et qu'elle vienne sans plus user offrir son cierge.


MICHEL, à Guibour. - Dame, venez sur-le-champ à l'offrande : trop longtemps muse le prêtre : faites votre offrande. C'est mal de le laisser attendre ainsi.


GUIBOUR. - Ami, sachez que je n'offrirai ce cierge ni à lui ni à un autre ; mais précieusement je le garderai. Que le prêtre procède à sa préface, pour achever de dire sa messe, sans m'attendre.
 

MICHEL. - Je vais rendre cette réponse. Glorieuse Vierge Marie, elle m'a dit qu'elle ne viendra pas à l'offrande et que le prêtre procède à sa préface et achève sa messe hardiment.


NOTRE-DAME. - Gabriel, vas-y promptement, et dis-lui qu'elle se hâte de venir et qu'en ce jour c'est l'usage d'offrir un cierge.


GABRIEL. - Dame, j'y vais sans plus tarder. Dépêchez-vous, femme, vite ! Notre-Dame vous le mande. Apportez ce cierge à l'offrande. Vous commettez une vilaine action de tant faire attendre le prêtre. Veuillez vous mettre vite en route, venez faire votre offrande,


GUIBOUR. - Il peut bien se passer de moi. Qu'il dise sa messe, en somme. Je ne songe pas à y aller et je n'irai point.


GABRIEL - Je le dirai ainsi à ma dame, puisque vous n'y voulez venir. (À la Vierge.) Dame, elle ne l'offrira pas. C'est certain.


NOTRE-DAME. - Va encore à elle derechef, et dis-lui qu'elle ne persiste pas à ne pas vouloir venir offrir ce cierge ; et si elle s'efforce de désobéir, ôte-lui le cierge de force hors des mains.


GABRIEL. - Je reviens à vous, belle amie. Venez à l'offrande, n'y manquez pas, ou je ferai ce dont on m'a chargé, c'est de vous ôter ce cierge des poings, vraiment.


GUIBOUR. - Vous n'aurez pas assez de force pour me l'ôter du poing, et je vous défends d'y toucher.


GABRIEL, saisissant le cierge. - Puisque je le tiens par le milieu, j'en serai maître.


GUIBOUR. - Et moi, j'y veux mettre tant de force que certes il me restera. Il ne sortira pas de mes mains.


GABRIEL. - Bientôt vous parlerez autrement. Au moins j'emporterai ceci. (Il emporte une partie du cierge qui s'est cassé dans la lutte.)

Dame des cieux, voici tout ce que j'en ai pu avoir, et j'ai pourtant assez fait ce que je devais pour le lui ôter.


DIEU. - En avant ! Il ne faut point douter qu'elle ne veuille garder précieusement et par très grande dévotion ce qu'elle a conservé du cierge. Allons, achevons notre procession en rentrant dans les cieux. Et vous, anges, chantez : c'est le mieux qu'il y ait à faire ici.


MICHEL. - Vrai Dieu, nous le ferons avec joie sans vous contredire en rien.


Rondel. (Le même que précédemment.)


GUIBOUR, restée seule. - Ah ! Dame, je vous remercie de vos grandes bontés. Dieu ! Où ai-je été ? Il m'a semblé en vérité que j'étais en une grande église, où je voyais comme une reine et avec vous une grande foule de saints.. Là votre Fils chantait la messe, dont saint Vincent était diacre et saint Laurent le sous-diacre. Il y eut un saint, à ce qu'il me sembla, qui remit un cierge à chacun, et par vous il commença d'abord et à moi vint en dernier lieu, avant qu'on commençât l'Introït. Et puis, quand la messe fut dite, à haute voix jusqu'à l'offrande, vous allâtes offrir votre cierge la première, et puis tous les autres après. Puis vint votre ange très acharné après moi pour que j'offrisse le cierge que j'avais et que je pensais garder tout entier. Mais comme je ne l'ai pas voulu, il m'en a enlevé la moitié et l'a emportée de force. Mais, Dame, ce qui me console, c'est que, bien qu'il l'ait rompu et partagé, il m'en a laisse le plus grand morceau. Je vois par là, Vierge Marie, que j'ai été en âme ravie ; et je vous en remercie humblement et je remercie l'amoureux Jésus de ne pas m'avoir oubliée, mais au contraire de m'avoir par sa courtoisie fait ouïr la messe aujourd'hui.


Deux nonnes viennent alors, envoyées par Dieu ordonner à Guibour de prendre l'habit de leur ordre et de renoncer aux vanités du monde pour mériter davantage une grande gloire dans les cieux. Elles l'emmènent donc en chantant tes louanges du Roi des rois et de la mère.


Voici les derniers mots adressés par une nonne à Notre-Dame :


On doit bien vous louer, Vierge, puisque, pour nous délivrez de l'enfer, Dieu se fit homme en vous et nous acquitta de la mort, à laquelle Adam nous destina en mordant la pomme.

 

FIN

 

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