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LE MIRACLE D'OSANNE
ET DES TROIS PRINCES


(XIV siècle.)

G. Gassies
 

1925-1927

domaine public

 


 

La représentation de la pièce comportait au moins neuf compartiments ou mansions : le palais, la forêt avec une cabane de charbonniers, la prison voisine du palais, une rue, la mer, Jérusalem de l'autre côté de la mer, une hôtellerie à Jérusalem, un temple, le Paradis.


Les personnages sont au nombre de vingt-neuf.


Personnages :

OSANNE, femme du roi Thierry.
Le roi THIERRY.
La mère du roi.
BÊTHIS, damoiselle.
RENIER, charbonnier.
La charbonnière.
NOTRE-DAME.
DIEU.

SAINT JEAN.
Le premier ange.
MICHEL, deuxième ange.
ALEXANDRE.
RAINFROY.
GOBIN.
Le premier chevalier.
Le deuxième chevalier.
L'hôtelier de Jérusalem.
Dame SEBILLE, hôtelière.
Le premier fils.
RENIER, deuxième fils.
Le troisième fils.
GROSSART, 1er sergent d'armes,
LUBIN, 1er veneur.
RIGAUT, deuxième sergent.
Deuxième veneur,
Le messager.
PILLE AVOINE.
PIERRE LEPAGE, tabellion.
Le valet étranger.



Ici commence un miracle de Notre-Dame, du roi Thierry, à qui sa mère fit entendre qu'Osanne, sa femme, avait mis au monde trois chiens, et elle avait eu trois fils ; par suite de quoi il la condamna à mort; et ceux qui durent la punir la mirent en mer ; et depuis le roi trouva ses enfants et sa femme.


 

Le miracle débute par la naissance des trois fils auxquels la belle-mère substitue trois petits chiens.



LA MÈRE DU ROI, à une suivante.

Je veux, tandis que la reine Osanne est en tel état qu'elle n'entend ni ne parle, que tu me portes au bois ces trois enfants ci, et que tu ne tardes pas à leur serrer la gorge et à les enterrer ensuite, de façon qu'il n'en soit plus jamais question. A ton retour, je ne songerai qu'à lo combler de dons et à faire de toi une femme riche à tout jamais.


LA DAMOISELLE.

Dame, je ferai votre volonté, mais, pour Dieu merci! que cela reste secret, et que vous m'en sachiez gré plus tard !


LA MERE DU ROI.

N'en doute pas, ma mie chère, je n'y manquerai pas, je le promets. En avant ! mets-toi en route et vivement.


LA DAMOISELLE.

Je m'en vais agir rapidement et je reviendrai bientôt.


LA MERE DU ROI.

Puisqu'elle s'en va, j'irai chercher trois des chiens qu'a eus ma chienne : et ainsi je ferai bientôt mourir de honte ma bru. Mon fils a trop été épris d'elle !


Dans la forêt.


LA DAMOISELLE, portant les trois enfants.

Or çà ! il faut que je me décide à exécuter ces enfants, et puis à les enterrer. Je suis assez enfoncée dans le bois. Ah ! voilà que ces enfants me sourient et me font fête ensemble. Comment les mettrai-je à mort, quand ils nie rient si doucement ?


Bref elle n'a pas le courage de les tuer et elle se contente de les abandonner dans la forêt.


Au palais.


LA MERE DU ROI.

Béthis, comment va ?


LA DAMOISELLE.

Comment ? Bien. J'ai fait ce que jamais femme ne fit pour votre amour ! Que devient madame ? N'a- t-elle pas bougé depuis mon départ ? Dites, ne parle-t-elle point ? Je ne sais si elle m'entend.


LA MERE DU ROI.

Béthis, elle ne dit mot. En tel état tu la retrouves qu'elle était quand tu t'en allas : ce dont je m'émerveille.


0sanne cependant s’éveille et demande à voir ses enfants. la misérable mégère lui montre les petits chiens, en la couvrant d'outrages et lui disant qu'elle mérite d'être brûlée vive. Osanne se recommande à la Vierge et elle sent bien qu'elle a été trahie et qu'elle n'a pu mettre au jour des petits chiens.


OSANNE.

Eh, Mère Dieu, vierge honorée,
Secourez-moi, je suis trahie,
Bien vois qu'on a sur moi envie,
Et ne sais pour quelle raison
On m'a fait cette trahison !


Cependant la mère du roi triomphe. Elle dit à son fils :


LA MÈRE DU ROI.

Je vous l'ai dit, beau fils, qui ne croit ni, père ni mère doit un jour en être puni. Vous avez épousé une femme dont vous avez fait votre reine, ce dont tout le monde s'étonne, car elle n'était pas votre
égale ni par la naissance ni par la richesse... Et voici les beaux enfants qu'elle vous a donnés.


Le roi, furieux, insulte sa femme et la livre à sa mère, qui la met dans un sombre cachot, ou elle entre sans gémir, mais en se recommandant à Dieu.


Dans la forêt.


LE CHARBONNIER.

Eh ! voyez, j'entends dans ce taillis des enfants crier ; j'y veux aller voir sans tarder. D'où sont-ils venus en ce bois ? Ils sont plus d'un, et à leur voix il me semble qu'ils sont bien petits... Ils sont trois, sire Dieu, merci ! Ils sont couverts de fougère.


Le charbonnier s'approche et regarde à droite et à gauche pour s'assurer qu'il n'y a auprès des enfants ni père, ni mère, ni homme, ni femme.


Enfants, vous n'avez guère d'amis. puisqu'on vous a déposés en ce lieu ! Ma foi, j'ai pitié de vous, tellement que pour l'amour de Dieu je vous emporterai tous trois et vous ferai nourrir.


Il apporte les enfants à sa femme.


Je vous trouve bien à point, ma femme! Eh ! regardez ce que je vous apporte ! Je vous les donne.


LA CHARBONNIERE.

Vous vous pourvoyez bien de loin, Renier, vous qui m'apportez ici trois enfants! Mais, par Dieu, d'où viennent-ils ?


LE CHARBONNIER.

Le voulez-vous savoir ?


LA CHARBONNIERE.

Oui, je vous en prie.


LE CHARBONNIER.

Je vous le dirai sans délai. Comme je passais par le bois pour m'en venir vers la houssaie, j'ouïs les voix de ces enfants. Et, sans plus dire, je m'approchai, car ils criaient très fort. Je les trouvai tous trois couverts de fougère, couchés l'un auprès de l'autre sur l'herbe verte. Et pour qu'ils ne fussent pas mangés par les bêles sauvages où qu'ils ne mourussent pas de misère, la pitié m'a empêché de m'éloigner et m'a contraint de les apporter ici !


LA CHARBONNIERE.

Dieu soit loué, Renier, je le vois bien, puisqu'il en est ainsi, nous en ferons nos enfants et les nourrirons ; nous n'en avons pus, cela tombe bien : ce sera grande miséricorde !


LE CHARBONNIER.

Vous dites vrai ; mais je crains bien qu'ils ne soient pas chrétiens, Aussi je pense qu'il faut de ce pas les porter h l'église et les faire baptiser. Je vous en prie et le requiers. N'y manquons pas.


LA CHARBONNIERE.

Je ne vous refuse pas cela, sire Renier, c'est un bon conseil. Prenez un de ces enfants, je prendrai les. deux autres! Allons nous-en ! en route !


LE CHARBONNIER.

Allons ! je n'en vois point d'autre. Passez devant.


Dans la prison.


OSANNE.
Ah ! Mère de Dieu, trop lourde est la peine que je souffre en cette prison, et injustement. Beau sire Dieu, à toi je m'en plains... J'étais reine et il n'y a pas au monde si pauvre servante qui ait tant de peine et de misère que j'en souffre en cette prison. Car chaque jour on ne me donne qu'un peu d'eau et de pain. Ah ! Mère du doux Roi souverain ! C'est une bien maigre portion ! En outre, je suis livrée à là personne de ce monde qui me hait le plus, à ma plus grande ennemie ! Ah ! roi Thierry ! Je ne vous ai pas desservi pour que vous me donniez comme justicier celle qui me hait tant et sans raison et qui, Dieu le sait, s'est acharnée contre moi depuis un an ! C'est pourquoi, Mère de Dieu, je me recommande à vous d'un cœur plein d'amour.


Dans le Paradis.


NOTRE-DAME.
Cher fils, avant que plus avant passe l'heure et le terme de ce jour, allons, s'il vous plaît, sans tarder, réconforter en cette prison cette femme sans tache, qui si dévotement me tend son cœur et son corps et compte sur moi pour la secourir.


DIEU.
Il me plaît. Allons sans tarder, Mère ; je veux ce que vous voulez ! Son corps est trop endolori ; et pour dire vrai, ce n'est pas sans cause ! Allons ! Ange, descendez bon pas, et saint Jean avec vous.


SAINT JEAN.

Vrai Dieu, père de gloire, nous tous ferons sans contredit voire vouloir ; mais dites-nous de quel côté nous de vous aller ?


DIEU.
Ce chemin devant nous suivrons. Anges, allez vous deux devant. Et Jean ira derrière vous. Et nous après.


LE PREMIER ANGE.

Sire Dieu, nous sommes tous prêts à faire votre gré.


NOTRE-DAME.
Il ne nous conviendra pas de nous taire ; en allant je veux que vous chantiez un chant de musique gracieux d'une voix angélique.


LE DEUXIEME ANGE.

Puisque tel est votre désir, nous le ferons, ma dame chère. En avant ! disons à pleine voix ce rondeau par amour.


Rondeau.

Moult emploie bien son labeur
Qui vous sert, Vierge précieuse,
De cour et pensée songeuse ;
Son âme met hors de la peur
Qu'en peine ne voit ténébreuse.
Moult emploie bien son labour.
Qui vous sert, Vierge précieuse,
Et si acquiert de Dieu l'amour ;
Après lui esttant piteuse
Que des cieux a la vie glorieuse,
Moult emploie bien son labour
Qui vous sert, Vierge glorieuse,
De cœur et pensée songeuse.

 

Dieu, Notre-Dame et les anges arec saint Jean pénètrent dans la prison d'Osanne.

 

DIEU.
Fille, ne sois pas peureuse de nous, si ensemble tu nous vois ici. Je crois bien que tu ne nous reconnais pas. Ne le désespère plus. Je viens pour te consoler, moi qui suis de ma fille et de ma mère fils, frère, ami, époux et père. Or tu pourras me connaître un jour, si tu écoutes bien ma parole, et si en toi tu sais concevoir qui je suis.

 

NOTRE-DAME.
Osanne, m'amie, écoute-moi. Puisque tu as mis en moi ton espérance et la confiance en ta. grande tribulation, je viens l'apporter consolation pour réjouir ton coeur, et si tu veux en entendre davantage, je te dis que tu ne dois pas craindre de ne pas être vengée de ceux qui t'ont mise en cette peine. Dieu sera toujours bienveillant pour toi, si tu l'aimes bien en vérité, et si tu as encore des malheurs, souffre-les pour l'amour de Dieu.

Tu en seras grandement récompensée. Je ne t'en dirai pas davantage à présent. Allons ! tous trois. (Elle s'adresse aux anges et à saint Jean.) Dites encore ce chant que vous avez dit en venant, et allons-nous-
en, sans rester plus longtemps ici.

LE PREMIER ANGE.

Dame de la gloire céleste, volontiers, puisque bon vous semble ! Allons! Michel, reprenons le chant ensemble, et ne restons pas ici plus long, temps.

Rondel.


Et si acquiert de Dieu l'amour
Après lui qui est si piteuse
Qu'en cieux a vie glorieuse
Moult emploie bien son labour
Qui vous sert, Vierge précieuse,
De cœur et pensée songeuse.

 

OSANNE.
Ah ! douce Vierge glorieuse, trésor de bonté infinie, en qui par vraie charité Dieu se fit homme semblable à nous, quand aujourd'hui vous êtes envers moi si secourable que vous êtes venue me consoler et si doucement exhorter à prendre patience, je dois bien me mettre en peine de vous louer et vous rendre grâce et de remercier voire doux fils. Aussi le ferai-je de cœur dévot, plus ardemment encore que je ne l'ai fait...


Dans le palais.


LA MERE DU ROI.

Si je ne maltraite pas ma bru de toute façon pour qu'elle meure en prison, je crains qu'elle ne puisse encore me nuire. Elle ne peut d'ailleurs guère vivre avec le peu d'eau et de pain que je lui donne par jour. Et j'ai grand soin aussi que personne ne vienne la consoler, car je porte sur moi la clé de son réduit, et on ne peut aller la réconforter. Je vais lui porter sa pitance. Je ne veux pas que personne autre y aille, afin qu'on ne lui donne nulle autre chose que de l'eau et du pain. Puisse-t-elle être morte de faim ! Je vais entrer dans l'endroit où elle est. Es-tu là, ordure ?... Tiens, mange pour crever. Ton corps puant puisse-t-il être jeté en terre !

 

OSANNE.
Si Dieu, qui est miséricordieux et doux, ne m'avait soutenue, ce que vous désirez serait depuis longtemps arrivé, madame !

 

LA MERE DU ROI.

Je prie Dieu que damnée soit éternellement l'âme de celui ou de celle qui d'abord s'entremit de donner à mon fils l'idée de faire de toi sa femme, car jamais si grande honte n'advint à un roi.

 

OSANNE.
Dame, que Dieu vous pardonne la vilenie et la détresse où vous me mettez, s'il lui plaît.


LA MERE DU ROI.

Tiens-toi là ; tu raisonnes trop ; cela t'a déjà grevée et te grèvera encore !


Elle sort après avoir fermé la porte de la prison.


Certes ! Elle ne verra personne, quel que soit son chagrin. Mais je suis bien ébahie, après toutes les peines qu'elle a souffertes, qu'elle n'ait rien perdu de sa beauté. Elle a toujours la chair polie et blanche. Il faut que je m'en débarrasse autrement. En vérité j'agirai en sorte de la faire jeter à la mer. Je l'ai trop épargnée et elle a trop duré, je veux m'en délivrer sans plus attendre. Venez, çà, venez, Alexandre, et vous Rainfroy, et vous, Gobin. Si jamais vous avez eu de l'affection pour moi, c'est le moment dé me le prouver. Ce que je vous commanderai, le ferez-vous ?


ALEXANDRE.
Je crois qu'il n'y a nul de nous qui ne fasse, ma dame chère, avec joie ce que vous commanderez.


RAINFROY.
Quant à moi, vous dites vrai, ami.

 

GODIN.
Moi aussi je vous suis dévoué à mort.

 

LA MERE DU ROI.

Puisque chacun se fait si fort d'exécuter mes volontés, je veux que vous m'alliez jeter à la mer Osanne la chétive ; elle n'est pas digne de vivre ; c'est une vilaine femme qui a bien mérité d'être brûlée ; tant elle a méfait !

 

ALEXANDRE.
Chère dame, il sera fait volontiers et bref, sans attendre, si vous voulez en prendre la responsabilité et nous défendre.



LA MERE DU ROI.

Allons, je veux vous la livrer et je vous promets de prendre tout sur moi et de vous décharger en tous points de celle affaire. Cela vous suffit-il ?


RAINFROY.
Cela suffit, dame, oui, nous ferons à votre gré et délivrerons le pays de cette femme par amour de vous.


LA MERE DU ROI.

Va ouvrir la porte du cachot. Sortez dehors ! Sortez sans retard, bonne et belle... (A part.) Je mens en parlant ainsi.


Osanne sort de la prison.


Tenez, seigneurs, je vous la remets. Emmenez-la où vous savez et faites ce que vous avez promis.


Elle s'en va.


GOBIN.
Bien, çà, dame, avancez, car nous ne resterons pas ici. Nous allons vous emmener vous promener un peu.


OSANNE.
S'il vous plaît, seigneurs, par votre douceur et bonté je vous prie de me dire la vérité. Où me menez-vous ?


ALEXANDRE.
Dame, puisque en ce monde nous sommes nés, un jour nous devons nous attendre à mourir tous et toutes. Il nous faut tous en passer par là. Il me semble qu'il ne plait ni au roi ni à madame sa mère (si je vous dis parole désagréable, pardonnez- le-moi, je vous prie) que vous viviez davantage. Mais sans délai il faut que vous mouriez aujourd'hui. Nous ne pouvons vous en dispenser, dame ; et puisqu'il en est ainsi, priez Dieu de tout votre cœur et demandez-lui qu'il vous pardonne tous vos méfaits et donne la gloire à votre âme. Je ne vois pas de meilleur conseil à vous donner.


OSANNE.
Ah ! beaux seigneurs ! Grâce ! Que Dieu vous soit à tous miséricordieux ! Épargnez par pitié mon corps, et ne m'enlevez pas la vie ; car c’est par haine et par jalousie que j'ai été livrée à vous pour ma perte, sans nulle cause et sans l'avoir mérité. Si par pitié vous daignez m'épargner de mourir, certes, Dieu vous le rendra et vous en récompensera bien, je n'en doute pas.


RAINFROY.
Seigneurs, tout le cœur me fond de la pitié que j'éprouve pour cette femme. Je redoute bien, par Notre-Dame, que si nous la mettons à mort, nous n'ayons à nous en repentir plus tard,


GOBIN.
Après ce que je lui ai entendu dire, je ne suis point d'avis qu'il faille la mettre à mort, si Dieu m'assiste !


ALEXANDRE.
Et je vous demande quel moyen nous pourrons à notre honneur trouver pour la sauver de la mort. Dites-le-moi.

 

RAINFROY.
Je ne sais. Ou plutôt si ! J'en vois un que je vous veux conter. En la mer nous devons la jeter. Je vous dirai donc ce que nous ferons : en une barque nous la mettrons sans personne pour la guider, et elle n'aura avec elle ni perches, ni voiles, ni avirons ; et ainsi nous la laisserons aller où la
voudra porter la mer, qui bientôt l’éloignera de nous, si bien qu'on ne la retrouvera pas. El si elle doit être sauvée, Dieu en fera ce qu'il voudra. Et nous autres nous nous serons acquittés de notre mission.

 

Sur le bord de la mer.

 

GOBIN.
Alexandre, il dit vrai : qu'il soit fait comme il a dit.

 

ALEXANDRE.
Soit ! je n'y mets nul contredit. En avant, allons quérir un bateau. (Il cherche sur le rivage et trouve une barque.) En voici un bel et bon que j'ai trouvé.

 

GOBIN.
C'est vrai ! Tu t'en es bien acquitté. Mais il nous faut penser au reste. Dame, pour vous sauver de la mort, écoutez ce que nous ferons : en ce batelet nous vous mettrons, puisque vous avez désir de vivre, et nous vous abandonnerons à la grâce de Dieu pour aller où la mer vous mènera. S'il plaît à Dieu, il vous sauvera ; sinon ici même nous vous noierons, sans attendre. Dites-nous donc celui que vous aimez mieux choisir des deux dangers.

 

OSANNE.
Seigneurs, de deux maux le moindre est celui qu'on doit choisir. Puisqu'il en est ainsi, loué soit Dieu ! Comme je ne puis rien avoir que du mal, je vous fais savoir que je préfère descendre en ce bateau et attendre les aventures qui me pourront venir de la mer, plutôt que de mourir noyée par vous.


RAINFROY.
Allons vite ! Apprêtez-vous à vous embarquer.


OSANNE.
Volontiers, seigneurs, sans hésiter. J'y suis, voyez !

,
ALEXANDRE.
Dame, vous nous devez savoir gré de ce fait. Maintenant nous nous en irons et nous vous recommanderons à Dieu, qu'il vous soit aide et soutien et vous veuille mener au port de salut !


GOBIN.
Ainsi soit-il ! Allons-nous-en à présent. Il nous faut vite nous en retourner. Voyez comme la mer l'a déjà emportée loin de nous !


RAINFROY.
C'est ainsi que la mer vous entraîne ! Si tu restais encore un peu ici, tu ne verrais plus bientôt si bateau ni femme !


Ils s'en vont.


ALEXANDRE.
Holà ! arrêtez. Voici madame qui nous attend, j'en suis sur. Pressons un peu notre pas pour aller à elle.

,
Dans le palais.


LA MERE DU ROI.

Bienvenus soyez tous trois. Comment cela va-t-il ?


GOBIN.
Bien, ma chère dame, nous venons de faire ce que vous savez, ainsi que vous l'avez dit, je vous l'assure.


LA MERE DU ROI.

C'est fort bien fait; et puisqu'il en est ainsi je vous défends (nul ne m'entend) que de ceci ne sonniez mot à personne qui vous interroge, si vous m'aimez et m'avez chère... Et je vous ferai riches hommes, je vous le promets.


ALEXANDRE.
Ne doutez pas de notre discrétion, chère dame. On n'en saura rien.


LA MÈRE DU ROI.

En attendant que je me sois procuré ce dont je pense vous enrichir, que chacun de vous retourne en son repaire.


RAINFROY.
Nous ferons ce qu'il vous plaira, dame : nous prenons congé de vous. Allons-nous-en, il n'y a pas à songer davantage, partons d'ici.


LA MÈRE DU ROI.

Sans doute, puisque ma bru est morte honteusement, maintenant je serai messagère de cette nouvelle et j'irai l'annoncer au roi.


A sa suivante.


Béthis, venez avec moi, dépêchez-vous.


LA DAMOISELLE.

Volontiers, dame. Où irons-nous à celte heure ?

 

LA MÈRE DU ROI.

Nous irons sans plus tarder vous et moi trouver le roi mon fils. Je le ferai certain et assuré d'une chose qu'il ne sait pas, comment va Osanne, sa mie. (Elle arrive devant le roi.) Mon fils, Dieu vous garde.


LE ROI.

Mère, soyez la bienvenue. D'où venez-vous ? Dites-le.


LA MÈRE DU ROI.

Beau fils, vous êtes délivré et quitte d'Osanne, qui fut votre femme. En prison pour son infamie je l'avais gardée avec votre permission. Elle a si peu bu et mangé, pour Dieu ! qu'elle s'en est enfin allée en l'autre monde. Je l'ai fait enterrer en cachette et sans bruit.


LE ROI.

Mère, par vos conseils vous m'avez tant dit et pressé qu'il m'a fallu la haïr et la mener jusqu'à la. mort. Je ne sais si vous aviez raison ou tort. Mais je l'aimais bien, sur mon âme ! Je prie donc Dieu et Notre-Dame, pleurant des yeux et du fond du cœur, que, si vous l'avez fait périr à tort, ils n'attendent pas longtemps pour vous rendre le loyer que vous méritez, afin qu'il soit clair dans celte affaire si vous avez bien ou mal agi. Je n'en dis pas plus.


LA MÈRE DU ROI, très troublée.

Fils, je prends congé de vous, car je vois bien que vous êtes courroucé contre moi parce que j'ai bien agi ; attendez, attendez ! Par saint Georges ! Le jour viendra que je me souviendrai de ceci, quand l'occasion s'en présentera.


Elle se laisse choir.


LA DAMOISELLE.

Douce Mère de Dieu, comment ma dame a-t-elle pu ainsi tomber ? Dieu ! Que lui arrive-t-il ? Sa beauté ne fait .que se ternir, et son visage que noircir. Las ! elle se meurt dans une bien terrible détresse ! (Elle va chercher le roi.) Venez çà, monseigneur le roi, auprès de votre mère.


LE ROI.

Qu'est-ce que cela, Béthis ? Par saint Pierre, qu'a-t-elle ? Dis-moi !


LA DAMOISELLE.

Je ne sais ; jamais je ne vis femme choir aussi affreusement. Pour Dieu, sire, venez voir ce qu'il vous en semble !


LE PREMIER CHEVALIER.

Il est bon que nous y allions tous ensemble, sans rester ici plus longtemps, et nous en dirons notre avis ; je le conseille.


LE DEUXIÈME CHEVALIER.

Cher sire, il vous donne un bon conseil qu'il convient de suivre. Allons vite sans plus de retard, c'est ce qu'il faut faire.


LE ROI.

Allons, nous verrons son état. (Ils viennent à l'endroit ou gît la mère du roi.) Qu'est-ce que ceci ? Dieu ! comme son visage est noirci ainsi que tout son corps !


PREMIER CHEVALIER.

Que Dieu lui soit doux et miséricordieux, dans sa bonté infinie ! Certainement elle a succombé à un grand martyre.


DEUXIÈME CHEVALIER.

Beau sire Dieu, que veut-ce dire ? Comment étant tombée en une place si propre, sa face et son corps ont-ils pu devenir si noirs ? Le cœur m'en tremble, vraiment, et j'en suis tout ébahi.


LE ROI.

Seigneurs, .puisqu'elle gît morte ici (plus je la regarde et plus elle me fait horreur), faites-vous aider et emportez-la derrière et procurez-lui une litière. Tout de suite nous la ferons enterrer, nous réglerons ses obsèques tout à loisir.


PREMIER CHEVALIER.

Cher sire, tout à votre plaisir, nous ferons ce que Vous dites sans tarder.


DEUXIÈME CHEVALIER.

Je vais quérir deux ou trois hommes qui hors d'ici l'emporteront et qui aussitôt l'enterreront pour un peu d'argent. Vous et moi ne sommes pas gens à nous charger d'une telle besogne.


PREMIER CHEVALIER.

C'est vrai. Allez-y sans tarder, mon doux ami.


DEUXIÈME CHEVALIER.

Çà, je viens, seigneurs. (Il s'adresse à Alexandre, Rainfroy, Gobin, qui se trouvent non loin de là.)


Mettez-vous à notre disposition et ne vous éloignez pas. Emportez-moi ce corps jusque là-bas. Or faites vite.


ALEXANDRE.
Prenez vous deux vers la tête ; et moi je porterai les jambes. Allons ! Tournez ; j'irai devant comme il convient.


GOBIN.
Nous le savons bien qu'il faut que les pieds aillent devant. Nous sommes tournés ! allons, va devant, sans t'attarder !


RAINFROY.
Jamais je n'aidai à porter un corps si pesant que celui-ci. Je crois que toi non plus. Dieu en ait lâme !


GOBIN.
Non assurément, par Notre-Dame ! Si nous avions à aller un peu loin, je ne pourrais plus parler d'essoufflement !


ALEXANDRE.
Eh ! il ne faut pas vous plaindre ainsi : nom serons bientôt délivrés de celte besogne. Voici le lieu où précisément nous le déposerons. Venez bon pas.

PREMIER CHEVALIER.

Sire, ne vous courroucez pas, car cela ne vous avancerait en rien. Dieu, s'il lui plaît, fera ainsi de nous tous.


LE ROI.

J'ai bien matière de courroux, certes, mes amis ; pourquoi ? Non pas parce que ma mère est morte si soudainement, car c'est par suite du juste jugement de Dieu, mais pour une autre raison : elle a fait mourir sans motif ma très chère compagne Osanne. Il n'y avait d'ici jusqu'à Lausanne plus vertueuse dame qu'elle était. Elle jeûnait, point ne portait de linge, mais ceignait la corde ; elle mettait la paix et la concorde autant qu'elle pouvait entre les gens, et toujours était diligente à nourrir et soutenir les pauvres. Je me dois bien tenir pour fou de l'avoir mise à la discrétion de celle qui l'a ainsi trahie. Il parait bien qu'elle ne l'aima jamais ; souvent elle me la diffama et à la fin elle a tant fait qu'elle l'a fait réellement mourir ; c'est cela dont je suis dolent, n'en doutez pas ! Ah ! Osanne, ma chère amie ! Votre mort je regrette et je regretterai tous les jours que je vivrai. C'est bien juste !


DEUXIÈME CHEVALIER.

Sire, sachez que j'ai pris tant de soin que votre mère gît en bière en la chapelle là derrière. Demain on fera son service, et ensuite on l'enterrera, si vous voulez.


LE ROI.

Certes, je suis si affligé que cela m'importe peu : qu'elle soit mise en terre, et débarrassez-vous-en vite sans souci.


DEUXIÈME CHEVALIER.

Sire, je ferai de bon cœur ce que vous commanderez.

 

Dans le paradis.


DIEU.
Michel, entends ce que je te dirai ; je veux que t'en ailles sur-le-champ, sais-tu où ?... là en ce bateau, où toute seule est celte dame. Je l'aime, car elle est prude femme. Ne lui dis mot, mais sans délai mène-la jusqu'au port, qui est le plus près de Jérusalem. Cela fait, viens-t'en aussitôt après, sans lui rien dire.


MICHEL.
Votre commandement je vais faire, sire, sans m'arréter.


Sur mer.


OSANNE.
0 Dieu ! J'ai bien sujet de craindre et d'avoir peur de sombrer dans cette mer profonde et qu'il ut faille que j'y meure. Je n'ai pas de quoi conduire ce bateau; et, si j'avais bien de quoi, je ne le saurais pas, par ma foi ! Aussi je suis bien en aventure ! Hélas ! femme, pauvre créature, le monde avec tous ses biens te fuit, fortune autant qu'elle peut te nuit, la mer contre toi se gonfle ! Il n'y a rien qui ne veuille te nuire. J'ai grand besoin de pain, et famine me presse si fort, pour se venger de moi que je crains d'être contrainte à manger mes mains.


Ah ! Mère de Dieu, Vierge bénigne, qui êtes prête à tout besoin, qui secourez de près et de loin ceci qui ont espérance en vous. Dame, si, comme je l'espère, vous ne m'abandonnez pas, veuillez prier votre doux fils pour qu'il m'accorde son, soutien, car il sait bien que j'ai été à tort mise en douleur amère, dont je n'attends que la mort, principalement par la mère de mon mari. Ah ! bon roi d'Aragon Thierry ! votre amour pour moi est bien changé ! Et votre mère est bien vengée de moi, quand par elle on m'a mise en tel péril. Adieu, amis ! Je ne vous verrai plus, et vous ne me verrez plus ! Car, certes, je ne sais ni ne vois de quel côté me pourrait venir un secours pour m'empêcher de mourir ici : mon cœur se serre de douleur eu une pareille détresse. (elle se lève un peu.) Ah ! beau sire Dieu ! je vois la terre, où le bateau va tout droit comme s'il y était attiré. Ah ! Sire Dieu ! je vous remercie, puisque me voici arrivée au port. Je veux descendre de ce bateau sans tarder.


A Jérusalem.


OSANNE.
Douce Mère de Dieu, en quelle terre suis-je maintenant ? Certes, je ne sais. Celle par qui j'ai été trahie mérite bien que je l'aie en haine ; car je suis aussi ébahie en ce lieu qu'une bête, et ce n'est pas étonnant. Que Dieu veuille donc me diriger ! Puisque je suis en pays étranger, il faudra bien que je change les manières du haut état que j'occupais et si je puis être chambrière et avoir pour maître un bon bourgeois, je devrai m'en contenter toute la vie.


L'HÔTELIER DE JÉRUSALEM.

Dame, Dieu vous bénisse. Dites-moi de qui vous êtes née et ce qui vous amène ici. Êtes-vous toute seule ?


OSANNE.

Sire, vous me faites une demande dont vous pouvez bien vous passer et me laisser en paix sur ce point. Mais, s'il vous plaît, vous me direz en quel pays je suis. Vous me ferez ainsi une grande charité.


L'HÔTELIER.
M'amie, en bonne vérité, je le vous dirai sans retard. Sachez que vous êtes au port le plus proche de Jérusalem. Je vous dis vrai, par saint Jean ! Comme il arrive ici des esclaves et autres gens qu'on appelle épaves, j'étais ici venu m'ébattre pour avoir si j'y trouverais personne qui voulût bien servir ma femme et moi, moyennant bon et gras loyer. Auriez-vous pas le coeur disposé à servir, dame ?


OSANNE.
S'il vous plaît, sire, oui, par mon âme ! Volontiers, de cœur, sans envie, je servirai pour gagner ma vie, et je crois que je ferai tant que vous vous tiendrez bien content de mon service.


L'HÔTELIER.
Je pense que vous arrivez bien à point. Allons ! ne restez pas ici davantage. Venez-vous-en avec moi. Je demeure au cœur de ta ville.


Il emmène Osanne jusqu'à son hôtellerie.


L'HÔTELIER.
Êtes-vous là, dame Sibylle ? Faites-nous bond et joyeux accueil. Regardez, vous ne manquerez pas de chambrière.


L'HÔTELIÈRE.
Soyez la bienvenue, ma chère amie ; vous devez me dire d'une façon certaine si vous venez ici pour nous servir.


OSANNE.
Oui, dame, s'il peut vous être agréable ainsi.


L'HÔTELIÈRE.
Soyez donc la très bien trouvée. Je crois que je vous aimerai bien ; car il me semble, à votre air, que vous ne pourrez que .vous bien conduire. Si vous vous rendez utile, jamais vous ne partirez de chez nous que vous ne soyez riche et comblée bien, je vous le promets.


OSANNE.
Dame, je me mets à votre grâce, et je ferai tant s'il plaît à Dieu, que vous n'aurez par moi ni ennuis ni querelle ; mais je vous servirai tout à votre guise aussitôt que je saurai ce qu'il faut faire.


L'HÔTELIÈRE.
Allons, venez ! je vous montrerai à quoi vous vous occuperez. Regardez : vous me ferez ces lits, puis nettoierez : cette maison; mais aussi je veux savoir Votre nom, m'amie.


OSANNE.
Je ne vous le cacherai pas : vous m'appellerez Osannette, s'il vous plaît, dame ; vous direz vrai, c'est mon véritable nom.


L'HÔTELIÈRE.
Vous avez raison de me le dire, pour que je puisse donner un bon témoignage de vous. Je m'en vais ailleurs travaille ; faites de votre mieux.
OSANNE.
Dame, ne vous inquiétez pas, quand d'ici je par- tirai, je n'y laisserai rien à ranger ni à nettoyer.


Dans la forêt.


LE PREMIER FILS.

Je veux me mettre en route pour rentrer en notre maison, puisque j'ai vendu mon charbon. (Il frappe son âne ou son cheval.) Çà ! en avant, çà !


LE SECOND FILS.

Voilà longtemps que je n'ai vendu mon charbon aussi bien qu'aujourd'hui. Je m'en vais à la maison tout joyeux, ma journée est faite. Mon cheval s'empresse d'aller lestement,car il n'a plus de fardeau.


LE TROISIÈME FILS.

Je ne pense pas avoir aujourd'hui de mon père mine revêche, car je lui apporte de l'argent dans ma bourse; il ne nie grondera pas. Eh ! voici mon
frère ! Holà, Renier, arrête, arrête.


LE SECOND FILS.

Es-tu là, mon frère ? Apprête-toi à venir avec moi,


LE TROISIÈME FILS.

Je viens vite, combien as-tu vendu ta charge ?

 

LE SECOND FRÈRE.

Combien ? Trois sous à un bon homme qui me semble doux et courtois, car il m'a fait boire un grand coup de son vin.


LE TROISIÈME FILS.

Tu dois en être plus aise de cœur et plus joyeux.


LE SECOND FILS.

Je ne suis pas du tout fatigué, il ne faut pas en parler. Çà ! pensons à nous en retourner. (Ils rentrent chez le charbonnier.)


LE PREMIER FILS.

Père, que Dieu vous donne bon soir, est-il bon que j'aille mettre à l’écurie ce cheval et que je lui donne sa pitance avant toute autre chose ?


LE CHARBONNIER.

Oui, fils ; mais ne le couvre pas ; il n'en a pas besoin.


LE PREMIER FILS.

De par Dieù ! il ne le sera point au moins par moi.


LE TROISIÈME FILS.

Eh ! regardez, je vois là-bas notre frère qui mène son cheval à l'écurie; il nous faut aussi mettre en peine d'aller rentrer aussi les nôtres et puis nom pourrons revenir tous trois ensemble.


LE SECOND FILS.

Allons donc; puisque bon vous semble, je ferai comme vous.


Il vont rentrer leurs chevaux, puis reviennent auprès du charbonnier.
 

Nous sommes ici tous trois, qui devons avoir bon accueil, car nous avons vendu nos trois charges de charbon, je vous assure ; mais je veux vous dire quel beau cheval j'ai vu tout à l'heure. Ah ! par Monseigneur saint Vincent ! Beau père, si j'en avais un pareil, sachez que je ne le donnerais à aucun prix !


PREMIER FILS.

Mon père, vous dirai-je aussi !a vérité ? Eh bien ! c'est que j'ai vu tantôt un écuyer, qui sur ses mains portail un faucon par la route. Ah ! par mon âme ! Si j'en avais un pareil, je l'estimerais plus que cent muids de bon charbon, je vous l'affirme !


LE TROISIÈME FILS.

Et moi j'ai rencontré aujourd'hui un lévrier si bel et bon, si gentil et si propret, qu'un valet de bon matin promenait de sa main droite, que je souhaitai de posséder cent livres pour les donner à la condition que ce chien devint ma propriété. Car certes, il les valait bien à mon avis !


LE CHARBONNIER.

Mes enfants, cessez de tenir ces propos : ce sont choses où vous ne pouvez maintenant prétendre. Asseyez-vous, vous vous reposerez. Bientôt vous aurez votre dîner, quand il sera prêt.


Au palais du roi.


LE ROI.

Seigneurs, je vous dirai de quoi il s'agit : sachez que je veux aller chasser : mandez aux veneurs qu'ils veuillent bien préparer la chasse.

 

LE PREMIER SERGENT D'ARME va prévenir les veneurs.

Seigneurs, il vous faut tout laisser pour venir chasser au bois. Mettez vite vos chiens en état, et venez-vous-en, car le roi le commande,


PREMIER VENEUR.

Nous ferons ce qu'il veut sans retard. Allez le lui dire promptement que nous serons au bois avant qu'il ne se mette en chemin.


LE PREMIER SERGENT.

Volontiers, seigneurs : allons ! (Il vient trouver le roi.) Cher sire, mettez-vous en route. Les veneurs, soyez- en assuré, et les chiens tout prêts vous trouverez au bois, sitôt que vous y viendrez. Dépêchez-vous.
 

LE ROI.

C'est bien dit. Sus ! à cheval tous !


SECOND SERGENT D'ARMES, écartant la foule.

Laissez la voie libre ! sans tarder ! Je vous servirai sur le dos de grands coups de cette masse, si vous ne vous écartez pas en arrière !


Dans la forêt.


SECOND VENEUR.

Allons-nous-en par ici derrière, Lubin, et emmenons nos chiens de façon à être arrivés en la forêt avant le roi.

 

PREMIER VENEUR.

Allons ! Je t'approuve, c'est dit et ce sera fait !


Au palais du roi.


LE ROI.

Seigneurs, il nous faudra maintenant nous mettre en route, puisque nous sommes à cheval. Hâtez-vous d'aller devant, tous ensemble.


Ils se mettent en marche vers la forêt.

 

PREMIER CHEVALIER.

Allons ! je vois là-bas, ce me semble, les veneurs en un carrefour ! Ils nous diront si aux alentours ils ont vu quelque béte à chasser.

 

SECOND CHEVALIER.

C'est vrai. Nous le saurons bientôt. Allons à eux.

 

LE ROI.

Auparavant, dites-moi voire avis. Seigneurs, ne me faites pas hésiter longtemps. En quel endroit pourrons-nous aller pour ne pas manquer d'attaquer une grosse bête, cerf ou sanglier ?

 

SECOND VENEUR.

Sire, si Dieu me veut aider, vous ne vous tromperez pas si vous suivez le chemin que voici, vous trouverez bientôt une bête à chasser, mais gardez-vous de quitter cette sente.

 

LE ROI.

Nenni, ce n'est pas mon intention. J'en vois, beaux seigneurs. En avant! Allez-vous-en par ici au-devant, afin que, si je vous envoie quelque animal, vous lui coupiez la voie autant que vous pourrez !

 

Il s'éloigne.

 

PREMIER CHEVALIER.

Nous ferons ainsi, vous le verrez bien, s'il s'en présente l'occasion.

 

SECOND CHEVALIER.

Pour ma part, je n'y manquerai point, mon cher seigneur.


LE ROI.

Eh ! Regardez ! je vois ici le plus grand sanglier que je vis jamais. Avant que de ce bois il sorte, je ne m'arrêterai pas avant qu'il ne soit pris. Je m'approcherai de lui le plus près possible pour lui faire sentir mon épée. (Il se dirige vers le sanglier, qui aussitôt s'enfuit.) Il s'enfuit en cette vallée, dès qu'il m'a vu ; mais je ne suis pas fatigué, je m'en vais le poursuivre.

 

Il s'éloigne et ne reparaît plus.

 

PREMIER, CHEVALIER.

Eh ! Regardez ! je n'entends dans ce bois aucun bruit venant de Monseigneur ! Au moins, si je voyais quelque grosse béte sauter par ici, j'aurais l'espoir de.le voir saus faute veuir bientôt après elle ; mais je n'entends rien ni près ni loin, ni voix d'homme ni course de bêle. J'ai bien peur, je vous le jure, qu'il ne s'égare.

 

SECOND CHEVALIER.

Je le crois bien aussi ; courons en hâte après lui, pour Dieu.

 

PREMIER CHEVALIER.

Mais, sans nous éloigner de ce lieu, sonnons du cor pour savoir s'il nous entendra et s'il ne nous appellera pas de même. Je le conseille.

 

SECOND CHEVALIER.

Vous avez bien dit : je veux sonner si haut que je le pourrai ; sonnez aussi comme moi, pour qu'il nous entende.

.
PREMIER CHEVALIER, après avoir sonné du cor.

Toute la tête me tourne d'avoir sonné si fort et de si longue haleine, et m'est avis que je perds ma peine ; je n'entende âme qui vive !


SECOND CHEVALIER.

Ni moi non plus, par Notre-Dame ! Maintenant voyez ce que nous ferons ; irons-nous le chercher plus avant, car il est tard ?


PREMIER CHEVALIER.

Si nous savions de quel côté il est, je dirais : « Allons-y. » Mais je l’ignore, et en ce cas il n'y a personne qui s'en irait à l'aventure à sa recherche, entrons, car la nuit sera obscure et noire.


SECOND CHEVALIER.

Certainement, c'est chose vraie. Nous nous mettrions là en mauvaise posture. J'ai espoir qu'il est retourné en son palais : je suis donc d'avis que nous nous en retournions aussi droit à la ville.


PREMIER CHEVALIER.

Je tiens que c'est le meilleur parti ; par saint Gilles, allons-nous-en, sire. Ils s'éloignent et se dirigent vers le palais.


LE ROI, seul dans la forêt. La nuit est venue.

Eh Dieu ! où suis-je ? Or je peux dire que de tous points je suis attrapé ! Je croyais prendre une proie, mais je me vois si embarrassé que je puis dire que c'est moi qui suis pris en celte chasse, car me voici bien ennuyé. Je suis seul, j'ai perdu mes gens... Par ici je vais m'en retourner pour tâcher de les retrouver. Vraiment je crois que c'est Dieu qui m'a ainsi égaré et qui m'a envoyé cette épreuve pour l'amour de ma femme Osanne, qui était une vaillante dame, et que j'ai livrée aux mains de ma mère, qui a été pour elle si dure et si atroce qu'elle l'a fait mourir, sans qu'elle eût commis nul crime, je le crois bien. Car je n'admets pas qu'elle ait mis au monde des chiens, comme ma mère me le fit entendre ! Mats je crois plutôt que Dieu a fait périr ma mère de mort honteuse pour la punir du péché qu'elle avait commis contre la malheureuse, et comme je me laissai persuader par elle et que je consentis à ce qu'elle fit grandement souffrir ma femme, doux Dieu, père miséricordieux, je vous demande pardon et merci, je vous supplie de vouloir bien me guider de façon que je trouve un logis où je puisse me réfugier, car cette nuit est pleine d'obscurité. (Il aperçoit une lueur et se dirige vert la cabane du charbonnier.) Eh Dieu ! Je vois là-bas la clarté d'un feu : il est certain qu'il y a là des gens : D'y aller je serai diligent, sans plus m'attarder ici. (Il frappe à la porte de la cabane.) Ouvrez ! ouvrez celte porte, valet ou maître ! Ouvrez cette porte !


Chez le charbonnier.


La cabane doit être disposée de telle sorte qu'on puisse voir à l'intérieur.


PREMIER FILS.

Qui est là, qui ? Père, attendez, restez assis, j'irai savoir qui c'est. (Au roi.) Demandez-vous à avoir du charbon, sire ?


LE ROI.

Tantôt je vais te dire. Beau fils, puisque, je suis venu ici, Dieu m'accompagne ! Je veux coucher cette nuit céans.


LE CHARBONNIER.

Très cher sire, nous ferons selon votre plaisir : nous y sommes tenus. Soyez le très bienvenu. Nous nous mettrons en peine de vous servir. Sainte Marie ! Qui vous amène, sire, à celte heure ?


LE ROI.

Je vous le dirai sans tarder. J'ai aujourd'hui tant chassé un sanglier, que j'ai laissé tous mes gens et me suis égaré dans le bois : tant j'ai fort poursuivi ce sanglier et sans le prendre !


LA CHARBONNIERE.

Renier, faites-moi voir et entendre qui est cet homme.


LE CHARBONNIER.

Dame, par saint Pierre de Rome, c'est le roi notre très cher seigneur. Faites-lui le plus grand honneur que vous pourrez !


LE PREMIER FILS.

Sire, je veux vous ôter vos éperons dorés,


LE SECOND FILS.

Voici un beau surcot, il n'y a pas à le nier. Mon frère, regarde : dis-je vrai ? Par mon âme, j'en voudrais avoir un pareil pour moi !


LE TROISIEME FILS.

Moi aussi, par ma foi ! Je le vêtirais demain. Quelle est cette chose que vous avez à la main, qui est si belle?


LE CHARBONNIER.

Je vous donnerai une taloche à chacun, si vous ne vous éloignez pas de lui. Vous êtes trop ennuyeux. Allons, sortez d'ici.


LE ROI.

Prud'homme, laisse-les, pour l'amour de Dieu, voici plus de trente ans entiers que je ne vis si volontiers des enfants comme je vois ceux-ci.


LE CHARBONNIER.

Sire, je me tais donc, puisque vous prenez plaisir à les entendre. Vraiment je craignais que leurs manières ne vous déplussent.


LE ROI.

Nenni, car pour certain ils sont on ne peut plus gracieux, et je ne puis rassasier mes yeux de les regarder.


LA CHARBONNIERE.

Très cher sire, laissez-les en paix ; venez souper s'il vous agrée : la viande est tout apprêtée pour que vous, la mangiez.


LE ROI.

Dame, ce que vous me donnerez, je le prendrai avec plaisir.


LA CHARBONNIERE.

Nappe blanche je vous étendrai, cher sire ; elle vaudra un mets. Je crois que vous voudrez bien prendre eu gré ce qui vous sera servi. Jamais je n'eus le cour si joyeux, comme je l'ai de votre venue. et la raison, sans doute, inspire ma joie. Tiens, mon fils, prends celte serviette. Et toi, tu lui donneras à laver dans ce pot, dont tu lui verseras l'eau sur les mains.


PREMIER FILS.

Comme vous le dites, ni plus ni moins, je ferai.


LE ROI.

Puisqu'il est prêt, j'irai me laver les mains. Versez ! Dieu fasse de vous un prud'homme, beau fils, par saint Pierre de Rome ! (L'enfant verse un peu trop d'eau.) Oh ! il suffit.


LE CHARBONNIER.

Certes, jamais il n'en fit tant, excusez-le, sire, pour Dieu. Allons, asseyez-vous, sire, en ce lieu : c'est ici votre place.

 

LE ROI.

Volontiers, puisqu'il faut que je fasse ici mon souper.


LE CHARBONNIER.

Jamais vous n'en eûtes un pareil. Cher sire, je le crois vraiment. Dame, apportez largement à manger.

 

LA CHARBONNIERE.

Tantôt, attendez un peu... Tenez, Renier. (Elle remet un plat à l'enfant.)

 

LE CHARBONNIER.

C'est bien ! Çà, je vais découper devant vous, sire : c'est raison sans doute. Voici un oison fin, gras et tendre.


LE ROI.

Puisqu'il est si bon, j'en veux prendre : mais avant vous ferez l'essai : vous mangerez ce morceau-ci premièrement.


LE CHARBONNIER.

Cher sire, par commandement je le mangerai.


LE ROI.

Je goûterai de ce morceau-ci et je vous en dirai mon avis. Il est très bon, je vous assure. J'en veux manger.


LE CHARBONNIER.

En avant, donc ! Sire, sans arrière-pensée. C'est un oison né en cette maison ; et voici de ma provision de vin, dont vous boirez, quand il vous plaira. Mais aujourd'hui vous n'en aurez pas d'autre, car je n'en pourrais acheter sans faire trois lieues de chemin.


LE ROI.

Hôte, tout est bon quand on a faim et soif. Ne vous inquiétez pas de moi. Versez ! Oh ! tenez, essayez; puis je boirai.


LE CHARBONNIER.

Très cher sire, j'obéirai à votre désir.


LE ROI.

Versez, allons ! Je veux boire ceci, mais il ; en a trop peu, car cet oison m'a donné appétit de boire.


LE CHARBONNIER.

Cher sire, cela est facile à croire. Tenez, buvez donc, à votre santé. Moi qui suis habitué à ce vin, je le trouve bon.


LE ROI.

Hôte, je vous tiens pour prud'homme, vous qui avez provision de tel vin : il est sain et net, clair et fin. Çà ! du vin encore ! (Le charbonnier lui verse du vin.) Assez !


LA CHARBONNIERE.

Très cher sire, aujourd'hui prenez-le tel qu'il est, pour l'amour de Dieu, car il n'y a aux alentours aucun endroit où l'on puisse en trouver d'autre, quelque prix qu'on voulut le payer, je vous assure.


LE ROI.

Beaux hôtes, il est bon et net et me suffit, soyez en sûrs ; mais je demande où sont ces fils, par saint Amand !


LE CHARBONNIER.

Les voici. Allons, avancez-vous tous trois sans tarder et faites bonne contenance, rangez-vous l'un à côté de l'autre et ôtez vos chaperons ! il ne fait pas froid.


LE ROI.

M'amie, desservez, j'ai pris assez mon repas. Bel hôte, ne me mentez pas : qui sont ces enfants ? Sans mentir, le cœur ne me peut faire admettre que vous les ayez engendrés et que vous soyez leur père, ni qu'ils soient nés de votre femme; je vous jure par mon âme que je ne puis le croire.


LE CHARBONNIER.

Très cher sire, je vous dirai la vérité. Que Dieu me donne joie ! De Saragosse je m'en venais, il y a bien douze ans ou environ. J'y avais vendu mon charbon, quand-je fus un peu dans ce bois, j'entendis la voix de ces enfants, qui gisaient sur l'herbe, et tels qu'ils étaient des nouveau-nés. Je ne sais s'ils ont des amis, mais ils étaient couchés l'un à côté de l'autre à l'envers et couverts de fougère. Et quand je les entendis crier, je m'en allai sans tarder en me dirigeant au son de leur voix et je cheminai si bien que je vins droit à eux. Je les trouvai donc comme je vous ai dit. Par pitié je les apportai ici, et je les fis tous trois baptiser ; et ensuite pour leur bien, je leur cherchai, à chacun une nourrice et je ne trouve pas que j'agis sottement, malgré tout l'argent qu'ils m'ont coûté, plusieurs gens le sa- vent ; et depuis qu'ils furent sevrés, je les ai nourris et élevés : c'est pourquoi ils m'appellent leur père. Dieu veuille que bientôt j'apprenne d'une façon certaine s'ils ont père, mère ou tante ! Car si je le pouvais savoir, grande joie en aurais vraiment. Eh quoi ! sire, je vous vois pleurer. (Il s'agenouille aux pieds du roi.)

Pour Dieu merci ! Pardonnez-moi si j'ai rien fait ou dit qui ait déplu à Votre Majesté ; car en vérité je ne pense nullement à mal.


LE ROI.

Nenni ; mais j'ai souvenance d'un fait qui eut lieu jadis, et dont jamais je ne me souviens sans pleurer de pitié. Allons ! Je veux que, sans plus de retard, ces enfants se mettent en route et qu'eux et toi vous m'accompagniez jusqu'à ce que je sois à Saragosse. Là je vous ferai, par saint Josse, un don bel et grand !


LE CHARBONNIER.

Très cher sire, de grand cœur je ferai votre volonté. Allons ! Enfants, allons-nous-en tous ensemble. Par ce bois nous conduirons le roi et le mènerons tout droit à Saragosse.


LE PREMIER FILS.

Père, si je trouve prune ou autre fruit, poire, pomme, nèfles ou noix, en allant à travers bois, j'en mangerai.


LE CHARBONNIER.

Sache, beau fils, que je le voudrai bien. Allons ! vite, il faut nous mettre en route. Sire, allons par ce sentier à droite ; je le conseille.


LE ROI.

Allez devant; je veux vous suivre, mon cher ami.


Pendant ce temps les chevaliers se. préparent à aller à la recherche du roi.


Au palais.


LE SECOND CHEVALIER.

Sire, je suis d'avis que nous allions battre le bois, haies et buissons, tant que nous puissions trouver le roi quelque part.


LE PREMIER CHEVALIER.

Allons-y, sire, car il me tarde de l'avoir vu. Où a-t-il couché cette nuit ? J'en suis très soucieux !


LE SECOND CHEVALIER.

Je ne sais ; mais c'est aussi ce qui m'inquiète. S'il n'a trouvé aucune retraite pour s'y réfugier, par mon âme ! c'est de quoi prendre une grande maladie. Aussi je ne sais qu'en dire tant que je ne l'aurai vu.


LE PREMIER CHEVALIER.

Je le vois venir par ce chemin et avec lui le charbonnier. Avançons-nous, mon cher ami, pour aller à lui.


LE SECOND CHEVALIER.

Sire, il n'y a personne d'entre nous dont vous n'avez fait pleurer les yeux. Par saint Georges ! J'aimerais mieux que celte chasse fût à commencer ! Avez-vous gardé le bois toute la nuit ? Je crois que oui.


LE ROI.

Beaux seigneurs, rassurez-vous. Nenni. Ne parlons plus en cet endroit, mais à mon hôtel allons-nous-en sans plus tarder.


LE PREMIER CHEVALIER.

Allons, de par le Roi céleste ! C'est aussi, à ce qu'il me semble, ce qui vaut le mieux, car là nous pourrons parler ensemble à loisir.


LE ROI.

Grossart, et toi, Rigaut, ne manquez pas d'aller me quérir tous deux Béthis, que ma mère fit damoiselle ; dites-lui qu'elle se dispose à venir me parler un peu et qu'elle explique pourquoi je ne la vois pas à la cour.


LE PREMIER SERGENT.

Très cher sire, j'y vais bon pas, sans plus rester ici.


LE SECOND SERGENT.

Je veux y aller avec vous, puisque |e roi l'a commandé.


Dans une rue de Saragosse.


PREMIER SERGENT.

Savez-vous le chemin de son hôtel, dites, Rigaut ?


SECOND SERGENT.

Oui, Grossart, ou à peu près. Allons ensemble par celle rue. Regardez, il me semble que je la vois là-bas.


LE PREMIER SERGENT.

Vous dites vrai, par saint Éloi ! Vous la connaissez bien ! C'est elle. Béthis, Dieu vous garde, damoiselle, âme et corps.


BETHIS.
Et qu'il vous soit miséricordieux quand vous en aurez besoin, Grossart. Dites-moi la vérité : si Dieu vous garde, quel vent vous pousse ?


LE SECOND SERGENT.

Béthis, vous le saurez sans tarder. Le roi vous envoie quérir, venez bien vite auprès de lui, et nous deux nous irons avec vous et nous voos tiendrons compagnie, ma chère amie.


BÉTHIS.
De dire que je n'irai pas, seigneurs, ce n'est pas mon intention. Allons-nous-en sans retard.


Ils arrivent au palais.


Au palais.


LE PREMIER SERGENT.

Sire, voici Béthis, que vous demandez, elle s'est empressée de venir vers vous, dès qu'elle nous a entendus dire que vous l'envoyiez quérir, sire, par notre entremise.


LE ROI.

Damoiselle, soyez la bienvenue. Levez la main ; jurez sur les saints que vous me direz la vérité sur ce que je vous demanderai, et je vous promets qu'il ne vous en arrivera aucun mal, je vous pardonnerai toutes vos mauvaises actions, si vous me dites la pure vérité. Et si vous mentez, je ferai subir grande honte à votre personne.


LA DAMOISELLE.

Cher sire, au risque de perdre la vie, certes, je ne vous mentirai pas. Mais de tout ce que je saurai je vous dirai la vérité.


LE ROI.

Je veux que vous me fassiez savoir comment ma mère se comporta quand ma femme Osanne enfanta, car je ne puis concevoir par raison qu'on n'ait alors commis une trahison. Qui était présent ?


LA DAMOISELLE.

Certes, cher sire, il n'y avait que madame votre mère seulement et moi aussi, à l'enfantement. Mais, sire, ayez de moi pitié ! Je vois bien que je suis morte, s'il vous plaît, si je vous raconte et vous dévoile la vérité.

LE ROI.

Hardiment, dévoile-la-moi, et je te jure, par ma foi, que tu n'en auras de moi aucun mal, je te le promets.


LA DAMOISELLE.

Sire, en votre merci je me remets. Je vous dis qu'au terme et au jour que la reine fut en travail et dut enfanter, elle eut de si cruelles douleurs que je ne sais comment elle put les endurer, si ce n'est que Dieu le voulut. Et ce ne fut pas merveille, car on ne vit jamais pareille chose : car elle se délivra de trois fils, et nous donna beaucoup de peine. Très longtemps elle resta pâmée, sans bouger ni remuer, sans dire mot, comme si elle fût morte. Lors votre mère, sans me laisser de répit, me commanda de prendre les enfants et d'aller sur l'heure et sans plus attendre les porter dans la forêt, pour que je les étranglasse tous trois et les couvrisse de terre. Et moi, dans la crainte d'encourir son ressentiment, je pris les trois fils sans tarder et les emportai au bois et je ne m'arrêtai de marcher que lorsque je fus à la houssaie. Là, je m'arrêtai sana faire de bruit et je voulus les mettre à mort. Mais comme je les regardais, ils commencèrent à me sourire. Alors à moi-même je me pris à dire : « Vraiment je serais bien hors de sens, si je faisais du mal à ces innocents qui me sourient et me font bonne mine. Retournerai-je en arrière avec eux ? Nenni, ici je les laisserai et je les couvrirai de fougère. » Ainsi je fis, je les laissai ; mais ce qui leur advint depuis, je ne le sais. Seulement je puis vous dire que ma chère dame la reine a souffert une mort amère par la haine de votre mère, certes, cher sire !


LE CHARBONNIER.

Certainement je puis bien dire, seigneurs, que voici les trois enfants, car je vous jure par la Croix, que lorsque je les levai de terre, près de la houssaie je les. trouvai. Aussi j'ai voulu les élever si bien que ce sont maintenant des enfants beaux à voir. Je n'en dois pas, à ce qu'il me semble, en valoir moins entre vous réunis. Qu'en dites-vous ?


LE PREMIER CHEVALIER.

Vous dites vrai, mon doux ami, ce ne serait pas juste.


LE SECOND CHEVALIER.

Vraiment, sire, ce ne le serait pas, mais il en devra être récompensé, et je crois que c'est aussi l'intention du roi.


LE ROI.

Prud'homme, n'aie de cela nul souci, je te rendrai bien ce que tu as fait, car sache que de biens je te donnerai tant, avant que soient trois jours passé, que tu n'auras plus besoin de vendre du charbon.


LE CHARBONNIER.

Dieu veuille vous rendre tout le bien que vous me ferez.


LE ROI.

Tous les jours tu auras à dépenser dix livres : c'est le premier point. Ainsi vous ne manquerez de rien. Ensuite je vous ferai de mes gens, robes et chevaux vous donnerai, et autres biens.


LE PREMIER CHEVALIER.

Prud'homme, pour riche homme considère-toi désormais.


UN MESSAGER, au roi.

Il faut aujourd'hui que je vous parle, cher sire. Je vous apporte des nouvelles. Sachez que les Sarrasins sont arrivés aux ports de Beauce, de Perpignan et de Valence et jusqu'au port de Gironde ; ils sont tant que c'est une multitude. Bref, on ne les peut compter. Ils font grand dégât au pays, et ils veulent le conquérir par les armes. Il faut donc, sire, ou que vous veniez délivrer la terre de leur présence, et que tôt on leur livre bataille ou que les gens se rendent.

Sans plus, ils attendent voire réponse. Voici les lettres du pays; ils sont de jour en jour trop fortement envahis.


LE ROI.

Messager, sans faire séjour, retourne-t'en, je te le commande : dis aux bonnes gens que je leur mande qu'ils se défendent tant qu'ils pourront, et qu'ils m'attendent avec confiance. Je ne leur manquerai point dans ce besoin. Mais dans une quinzaine au plus je serai près d'eux.


LE MESSAGER.

Je vous ferai bien ce message. Adieu, cher sire.


LE ROI.

Seigneurs, il faut que je m'occupe d'aller défendre ma terre, que les Sarrasins veulent conquérir, si je n'y apporte remède et secours. Je veux que par les carrefours l'on crie que nul ne doit se dispenser de venir avec moi, je parle de ceux qui sont en âge de porter les armes. Allez me quérir sans retard Pille-Avoine, qui est commis à faire de telles proclamations.

 

LE SECOND SERGENT.

Me voilà en route, sire; je ne m'arrêterai pas avant de vous l'avoir amené. Je le vois là-bas. Çà ! Pille-Avoine, le roi vous mande que vous alliez crier partout sans retard que tous ceux qui auront puissance de porter les armes viennent à l'armée sans tergiverser.


PILLE-AVOINE.
Sire, je vais le faire aussitôt, n'en soyez pas inquiet.


Il se rend sur la place publique.


Petits et grands, écoutez. Le roi vous fait assavoir que les Sarrasins sont venus, en vérité, sur la terre avec d'importantes forces. Il vous mande donc à tous, faibles et forts, que tantôt, sans délai, vous le suiviez; car son intention est qu'on leur livre bataille pour en débarrasser le pays. Et quiconque négligera d'aller avec le roi après cette proclamation, sera en la merci du roi. Mettez-vous donc en mesure rapidement.


LE SECOND SERGENT.

Quand il vous plaira, sire, allons-nous-en. Le cri est fait.


LE ROI.

Seigneurs, pour qu'en cette circonstance Dieu me veuille donner la victoire à mon honneur et à sa gloire, je lui fais vœu et promesse que s'il m'accorde la victoire, sitôt que je l'aurai conquise, je m'en irai comme pèlerin au Saint-Sépulcre.


LE PREMIER CHEVALIER.

Sire, mettons-nous en chemin d'aller, si nous pouvons, à Valence ; car certainement j'ai confiance que Dieu nous donnera la victoire et déconfira les païens du tout au tout.


LE ROI.

S'il plaît à Dieu,n ous en viendrons à bout. Allons-nous-en ! En avant ! sans délai, et sans nous effrayer de rien, c'est le mieux à faire.


LE SECOND CHEVALIER.

Allons ! que Dieu nous conduise en ce voyage !


Ils partent pour la guerre.


A Jérusalem. — Dans l'hôtellerie.


L'HÔTELIER, à sa femme.

Je vous veux dire mon intention. Ma femme, écoutez-moi un peu. Voici déjà longtemps que j'ai le désir de vous parler.


L'HÔTELIÈRE.
Dites ce qui vous plaira, sire : volontiers je vous écouterai et ne vous contredirai en rien.


L'HÔTELIER.
Il n'y a ici que nous deux ensemble : aussi je vous demande voire avis. Que pensez-vous d'Osanne, par votre foi ?


L'HÔTELIÈRE.
Sire, par la foi que je vous dois, nous ne la devons en rien blâmer, mais la devons tous deux, aimer, car un grand bien nous advint le jour où elle vint demeurer chez nous. Pourquoi me demandez-vous cela, sire ? S'il vous plaît, veuillez me le dire, je vous en prie.


L'HÔTELIER.
Je vous te dirai sans délai. Je vois en moi un homme qui n'a ni fils ni fille. Et je n'ai pas laissé passer le temps sans amasser des biens, et cependant j'ai fait peu de bonnes œuvres pour l'amour de Dieu, tellement que, quoique je sois au lieu où Jésus souffrit sa passion, je vous dis que c'est mon intention d'aller jusqu'à Rome la grande. Il y a déjà longtemps que j'en ai le désir : c'est pourquoi je me veux mettre en règle et donner tous mes biens à Osanne et la faire mon héritière, car, dame, il me semble qu'elle le mérite bien.


L'HÔTELIÈRE.
Votre intention me paraît bonne, monseigneur, car la créature a mis toutes ses peines et tous ses soins à garder soigneusement ces biens et à nous servir bonnement ; et les hôtes que nous avons eus, elle les a reçus avec tant de bienveillance que l'un envoyait l'autre ici pour les mérites que l'on voyait en elle. Et puisque nous n'avons pas d'enfants, et qu'il y a déjà plus de douze ans qu'elle nous a servis sans gages, c'est juste qu'elle en soit récompensée. Dieu merci ! nous avons assez. Mais puisque vous pensez aller à Rome, s'il vous plaît, avec vous j'irai, et je lui laisserai moi aussi ma part de bien comme vous lui laissez la vôtre, de sorte qu'elle sera maîtresse de tout notre bien, si nous trépassons en ce voyage, et je la sais de tel cœur qu'elle ne le gardera pas pour elle, mais en fera des aumônes assez à notre intention.


L'HÔTELIER.
Dame, si vous passez la mer, je crains que cela ne vous fasse du mal, car nul ne la passe sans peine et qu'il ne faille rejeter dehors en vomissant tout ce qu'il a dans le corps jusqu'au sang.


L'HÔTELIÈRE.
Tant que j'ai un ami si franc que vous, je ne suis pas inquiète. Je supporterai bien la peine, n'en doutez pas.


L'HÔTELIER.
Il convient donc (écoutez-moi) que nous lui parlions de ceci avant que nous nous en allions, et que nous lui fassions un acte écrit, ou autrement le juge y pourrait mettre opposition.


L'HÔTELIÈRE.
Faisons cet acte aujourd'hui plutôt que demain, sire, pour Dieu !


L'HÔTELIER, à Osanne.

Nous nous en allons un peu d'ici, Osanne, vous n'en bougerez pas. S'il vient quelques gens, recevez-les, ma chère amie.


OSANNE.
Volontiers, sire, et de bon accueil, comme il faut.


L'HÔTELIÈRE.
En vérité, nous ne demeurerons pas longtemps absents, nous reviendrons bientôt.


L'HÔTELIER.
Dame, d'ici nous irons droit chez maître Pierre le Page ; il est homme subtil et sage, et est tabellion de Rome. Nous lui dirons en résumé notre affaire, et il nous en dressera un acte qu'il nous apportera fait et signé.


L'HÔTELIÈRE.
Je ne sais s'il a, à celte heure, dîné chez lui.


L'HÔTELIER.
Nous le saurons sans tarder. Cela va bien, je le vois à sa porte. Allons.


Chez le tabellion.


L'HÔTELIER.
Dieu vous donne le bonjour, maître. Il faudrait sans délai que vous nous fissiez un peu de besogne que je vous dirai.


LE TABELLION.

Dites, et je vous la ferai sans attendre.


L'HÔTELIER.
Moi et ma femme, nous avons l'intention d'aller à Rome, s'il plaît à Dieu. Mais ce n'est pas là-dessus qu'il y a à discuter ; nous voulons avoir une lettre par laquelle nous ferons héritière de nos biens et maîtresse absolue Osanne, notre chambrière, de facon que personne n'y puisse mettre opposition. Vous m'entendez assez bien, maître, pour ce cas.


LE TABELLION.

Oui vraiment, n'en doutez pas. Je vous dresserai un acte bel et bon, que je vous porterai. Est-ce suffisant ?


L'HÔTELIÈRE.
C'est bien dit, maître Pierre, oui. Soit ! nous vous attendrons et prendrons congé de vous pour l'instant.


LE TABELLION.

Allez, je m'engage à aller chez vous.


L'HÔTELIER.
C'est bien, et je vous payerai ce que vous me direz, très volontiers, et il n'y aura pas besoin d'un tiers pour nous mettre d'accord.


L'HÔTELIÈRE.
Nous avons donc fait. Adieu, maître. Allons-nous-.en.


L'HÔTELIER.
J'allais vous le dire. Allons, en marche.


Ils rentrent à l'hôtellerie.


Osanne, nous n'avons pas demeuré longtemps où nous avons été : je crois que nous revenons bien tôt : qu'en dites-vous ?


OSANNE.
Il me semble, mon doux seigneur, en vérité, q« vous n'avez pas été longtemps. En quel lieu avez- vous été, pour l'amour de Dieu ?


L'HÔTELIER, à sa femme, puis à Osanne.

Dame, asseyez-vous auprès de moi, ici. Je te le dirai, écoute. J'ai depuis longtemps le désir d'aller à Rome prier saint Pierre pour acquérir mon pardon, et avec moi tiendra ta maîtresse. Et comme nous t'avons trouvée bonne femme, tranquille et discrète en faisant notre service, et loyale à ce que je pense, nous te laissons pour indivis tous les biens que nous pouvons avoir et te faisons notre seule héritière, et de cette décision nous te baillerons un acte pour mieux te mettre en possession
tant des meubles comme des immeubles. Pense donc comment par aumônes, messes, prières et bonnes actions d'autre manière tu feras tant que nous puissions, si de ce monde nous passons dans l'autre, venir au repos d'en haut et être délivrés du purgatoire et voir Dieu.


OSANNE.
Je vous promets d'y pourvoir, s'il convient de le faire ; mais je souhaite que cela n'advienne pas, et je vous remercie beaucoup.


LE TABELLION.

Dieu m'assiste ! Je vous vois assis : oh ! ne bougez pas de votre place. Je vous apporte votre acte, sire, tenez.


L'HÔTELIER.
C'est fort bien. Vous venez à point. Or çà ! com- bien en payerai-je ? Dites, et je le payerai volontiers, vraiment.


LE TABELLION.

Je n'en puis avoir moins d'un franc ; c'est bon marché.


L'HÔTELIER.
Je m'étais chargé d'argent en conséquence, tenez, mon maître.


LE TABELLION.

Que Dieu veuille vous mettre en bon an ; je m'en vais ailleurs.

 

L'HÔTELIÈRE.
Il me semble homme assez courtois, ma foi !


L'HÔTELIER.
Dame, il est bon sire assurément. Voici ton acte, tiens. Maintenant, si nous t'avons fait du bien, fais-nous-en aussi.


OSANNE.
Monseigneur, je vous remercie. Certainement j'en ferai tant que vous pourrez en être content quand vous reviendrez.


L'HÔTELIÈRE,
Nous savons que vous ferez tout pour le mieux et nous avons confiance en vous, m'amie ; nous laisserons tout en vos mains, n'en doutez pas.


L'HÔTELIER.
C'est vrai, dame, maintenant ne parlons plus de cela, dépêchez-vous et parlons pour notre voyage.


L'hôtelière va se vêtir pour le pèlerinage, puis elle dit à son mari :


L'HÔTELIÈRE.
C'est fait. Dites-moi par amour pur, vous semblé- je être bien pèlerine en cet état ?


L'HÔTELIER.
Oui, en route, sans plus de débat. Allons-nous-en : il en est temps. Adieu, Osanne. Hé ! dia! Ne pleure point après nous.


OSANNE, tout en larmes.

Oh ! si, mon doux seigneur, certes, je ne pourrais m'en empêcher. Me permettrez-vous de vous accompagner un peu ?


L'HÔTELIER.
Nenni, en vérité. Je ne le veux pas. Demeure ici.


OSANNE.
Certes, sire, cela me peine fort. Mais puisqu'il en est ainsi, allez à la grâce de Dieu, (ils se séparent.)

(Seule.) Maintenant il me faut penser à gouverner cette maison du mieux que je pourrai. Je ne la laisserai pas déchoir. Mais de maintenir l'achalandage, comme je l'ai fait depuis douze ans que j'y suis habituée, c'est bien mon intention.

 

Pendant ce temps le roi a repoussé les Sarrasins.

 

LE ROI, dans le pays qui avait été envahi par les Sarrasins.

Seigneurs, retournons sans attendre en mon palais dont nous partîmes, quand nous vînmes en ce pays pour le défendre des Sarrasins, et faites venir sans retard les ménétriers pour nous amuser et nous causer de la joie. Ils feront leur métier, je le veux, vraiment, pour célébrer la grande victoire que nous avons remportée.



LE PREMIER SERGENT D'ARMES.

Je vais les quérir sans attendre. (Aux ménétriers.) En avant ! Seigneurs, tous, mettez-vous en devoir de venir auprès du roi. Que chacun s'empresse de venir. Voici les ménétriers que j'amène, très cher sire.


LE PREMIER CHEVALIER.

Allons ! faites votre métier, sans plus dire, pour émouvoir le peuple en joie, et allez-vous-en par cette route sans plus rester ici.


Au palais du roi.


LE ROI.

Beaux seigneurs, je ne dois pas mettre en oubli le vœu que j'ai fait : ce serait un trop vilain méfait. La victoire que nous avons remportée n'est pas, certes, venue de nous, mais de Dieu : ainsi je le crois. Voici pourquoi vous savez bien que nous avons été à peine deux contre une douzaine ; et il est vrai que je promis à Dieu, si de nos ennemis je pouvais acquérir la victoire, que je l'irais prier et requérir au saint sépulcre et le remercier. Je veux donc, sans délai, accomplir mon vœu, je vous le promets. De voyager je ne cesserai-avant d'être au lieu, que je sache, où Dieu fut battu au poteau et où il souffrit la passion; et c'est aussi mon intention, mes enfants, que vous y veniez et me teniez compagnie, le ferez vous ?

 


LE PREMIER FILS.

Oui, mon très cher seigneur, nous irons tous trois.


LE SEÇOND CHEVALIER.

D’entre nous, nul ne vous laissera ; au moins, j'irai.


LE PREMIER CHEVALIER.

Très cher sire, je ferai de même, sachez-le vraiment !


LE PREMIER SERGENT.

Certes, quand je ne devrais avoir pour vivre que pain et eau, si Dieu m'accorde la santé du corps, j'irai aussi.


LE SECOND SERGENT.

Mon très cher seigneur, je ferai de même, à condition que cela vous plaise.


LE ROI.

C'est bien ! Que chacun reste en paix et se taise. Allez me quérir Pille-Avoine. Il a été en mainte terre, m'a-t-on dit.


LE PREMIER SERGENT.

Très cher sire, j'y vais. Allons çà ! Pille-Avoine, viens vite ! Le roi vous envoie quérir, il vous demande.


PILLE-AVOINE.
Je vais y aller de bonne volonté. Que vous plaît ?


LE ROI.

Pille-Avoine, j'ai oui dire que vous avez vu maints lieux sauvages et que vous savez plusieurs langages, car vous avez été en maintes terres. J'ai l’intention de passer la mer et vous veux emmener avec moi et vous donner un nouvel office s je vous fais fourrier, chargé de prendre hôtels pour moi et pour mes gens, car vous vous en acquitterez mieux que nul autre homme de ma cour...


PILLE-AVOINE.
Cher sire, je ne vous contredis pas. Je m'en vais donc sans plus attendre prendre des hôtels pour vous et vos gens. Vous y descendrez aujourd'hui et vous y reposerez jusqu'à demain.

 

LE ROI.

Seigneurs, je vous mené en un lointain pays, nous n'aurons pas toute notre aise. Prenons en suffisance tout ce que nous pourrons avoir.


SECOND CHEVALIER.

Il le faut, sire, sans hésiter, car c'est raisonnable.


A Jérusalem.


UN VALET ETRANGER, se présentant à l'hôtellerie.

N'est-ce pas ici la maison, dites, m'amie, appartenant à un prud'homme qui est parti avec sa femme, à Rome et qui avait pour chambrière une nommée Osanne, à ce qu'ils disaient ?


OSANNE.
Mon ami, soyez le bienvenu, oui, et tenez pour certain que je suis celle que vous dites. Pour l'amour de Dieu, quelle nouvelle m'apportez-vous à leur sujet ?


LE VALET.

Dame, ils sont tous deux trépassés, c'est ce que je vous fais assavoir ; si vous ne croyez pas que je dise vrai, voici des lettres que je vous apporte et où il est raconté comment ils trépassèrent, à l'issue d'un port qui est Chypre. Mais avant leur mort ils me louèrent pour vous apporter ces lettres et pour vous dite et exhorter d'accomplir votre promesse, afin que Dieu les lire de tristesse et les mette aux cieux.


OSANNE.
Certes, j'en ferai tant que Dieu m'en saura gré.


LE VALET.

S'ils sont bien traités, mieux en sera pour vous. Dame, je n'en veux plus parler; Adieu, je m'en retourne d'où je viens.


OSANNE.
Dieu vous sauve le corps et l'âme, mon cher ami.


Sur la route de Jérusalem.


PILLE-AVOINE.
Seigneurs, sans vous prêcher longtemps, tenez pour vrai comme évangile que la première ville où vous arriverez sera Jérusalem. Je vous y servirai de drogman, car j'entends bien le latin et parle le sarrasin et le turc.


LE PREMIER CHEVALIER.

Loué soit Dieu ! tout va bien, si nous avons si bien marché que nous sommes tant approchés de Jérusalem, comme tu dis.


Ils arrivent h Jérusalem.


LE ROI, à Pille-Avoine.

Allons, va-t'en vite tandis que nous irons de même derrière toi, savoir où nous logerons ; dépêche-toi.


PILLE-AVOINE.

Très cher sire, j'y vais par ma foi !


À l'hôtellerie.


Il s'adresse à Osanne.


Dame, nous voulons être hébergés ici, pourriez-vous nous fournir des vivres et des lits pour dix hommes que nous sommes en une compagnie ?


OSANNE.
Oui, certes, mon doux ami ; et vous pouvez dire, sans vous tromper, que vous serez logé au meilleur hôtel de la ville.


PILLE-AVOINE,
C'est bien, ne bougez pas d'ici : je vais revenir auprès de vous sur l'heure. (Il va trouver le roi.) Mon cher seigneur, je vous dirai que j'ai pris pour vous pension dans ta meilleure hôtellerie qui soit en toute la cité, c'est ce qu'on m'a dit comme vérité, venez-vous-en.


LE PREMIER CHEVALIER.

Allons d'abord, premièrement, Sire, au temple rendre grâces à Dieu et le remercier dévotement, il convient de le faire.


LE SECOND CHEVALIER.

Cela est raisonnable en effet pour un seigneur comme vous. Pendant ce temps, Pille-Avoine, prends les chambres les plus convenables et les plus agréables, fais faire les lits et mettre les tables pour le dîner.


PILLE-AVOINE.
De cela je saurai bien m'acquitter. J'y vais sur l'heure.


LE ROI.

En avant ! allons-nous-en toujours tant que nous puissions arriver au temple. Je ne veux nulle part m'arrêter avant que j'y sois entré.


Le temple doit se trouver à côté de l'hôtellerie.


Au temple, dont on voit l'intérieur.


LE PREMIER SERGENT.

Mon cher seigneur, entrez céans. Voici le temple tout ouvert, et sur l'autel à découvert il y a des reliques.


LE ROI.

Doux Jésus, qui es dans les cantiques appelé l'époux et l'ami des saintes âmes, quand je me vois au milieu de ton saint temple, je t'en remercie, doux Roi céleste, et aussi de tous les autres bienfaits que tu m'accordas et m'accordes de jour en jour, sans cesser. Ah ! sire, veuillez diriger mes œuvres de sorte que ce soit pour mon salut. Je veux ici terminer mon oraison.

Seigneurs, il est temps d'aller dîner. Demain en cet endroit, nous reviendrons, s'il plaît à Dieu, et nous entendrons la messe. Allons-nous-en..

LE SECOND SERGENT.

Je n'ai pas l'intention de vous contredire, par sainte Hélène !


LE PREMIER CHEVALIER.

Je vois venir. Pille-Avoine comme un homme affairé.


PILLE-AVOINE.

Votre dîner se gâte, monseigneur. Cessez de méditer. Seigneurs, pressez-le de venir. En avant ! En avant !


LE SECOND CHEVALIER.

Nous y allons ; va toujours devant jusqu'à la porte.


PILLE-AVOINE.
C'est ce que je fais aussi vite que je puis. Je n'ai pas l'intention de rester ici. (A Osanne.) Dame, voici venir nos gens tous ensemble.


A l'hôtellerie.


OSANNE.
Au moins, sire, il me semble que tous vous suivent.

 

PILLE-AVOINE.
Je vous promets qu'ils ne s'attendent pas à être aussi bien qu'ils seront quand ils se verront en leurs chambres. (Il montre au roi sa chambre.) Cher sire, vous serez céans. Seigneurs, en avant, entrez tous ici et allez à table.


LE PREMIER SERGENT.

Pour être plus agréable au roi, je veux servir.


LE SECOND SERGENT.

Aussi ferai-je et je desservirai, quand il sera temps.


LE ROI.

Entre vous tous chacun sera assis à ma table aujourd'hui à ce dîner. Çà ! de l'eau ! Çà ! pour laver, avant qu'on aille à table.


LE PREMIER SERGENT.

Tantôt, sire, vous en aurez en abondance.


OSANNE.
Beau sire Dieu, miséricorde ! Comment sortir de là ? En quel accoutrement me mettrai-je ? Voici le roi d'Aragon, je le reconnais bien à son visage et à sa voix. Certes, je suis morte, s'il me regarde : mais en ma chambre je vais m'affubler en telle guise d'un couvre-chef et couvrir ma face et ma tête, de sorte qu'il pourra bien attendre assez longtemps avant de pouvoir me dévisager et me reconnaître.


LE PREMIER SERGENT.

Lavez-vous, sire ; que Dieu veuille vous combler de grâce.


LE ROI.

Seigneurs, je veux que l'on me fasse venir ici l'hôte et l'hôtesse pour dîner : ce serait sottise de ne pas les avoir à table avec moi. Pille-Avoine,
mets-toi vite en devoir d'aller les quérir !


PILLE-AVOINE.

Je ferai sur l'heure votre commandement, sire, mais vous n'aurez que la dame.


LE ROI.

Pourquoi ?


PILLE-AVOINE.
Parce que c'est une femme veuve, je vous l'ai dit.


LE ROI.

Il m'importe peu ; va sans délai, fais-la venir.


PILLE-AVOINE va trouver Osanne.

Dame, sans vous tenir ici plus longtemps, mon- seigneur vous prie et vous mande que vous veniez dîner avec lui à sa table.


OSANNE.
Tout à l'heure je viens de déjeuner, et il faut que je surveille ici. Dites-lui merci de ma part. Je n'irai point.


PILLE-AVOINE.
Si fait ! vous y viendrez, car je. vous dirai qu'il vous en saura mauvais gré, si vous n'y venez pas ; mais que ce que je vous dis reste secret.


OSANNE.
Sire, j'irai donc, puisque vous dites qu'il pourrait m'en savoir mauvais gré. Je ne veux pas mériter sa haine. Çà donc ! J'y vais.


LE ROI.

Mon hôtesse, allons, pour cette fois je veux que vous vous asseyez devant moi, car quand je vois une femme à ma table, j'en suis plus aise.


OSANNE.
Sire, je vous prie qu'il vous plaise que je ne m'y assoie pas.


LE ROI.

Vous vous assoirez, en vérité, aussi longtemps que nous. Ne faites pas de résistance. Allons ! pensez à manger, et faites bonne mine, dame. Comment vous appelez-vous, par votre âme ? Dites-le-moi.


OSANNE.
Servante, sire, en bonne foi, pour cette raison que volontiers je sers grands et petits, libres et serfs. Je m'appelle Servante.


LE ROI.

C'est pour vous un noble renom et l'on doit vous en estimer davantage. Eh bien ! dame, pourquoi pleurez-vous ? Dieu vous protège !


OSANNE.
Certes, sire, je voudrais mourir, quand je me souviens de mon mari, qui est mort, c'est pourquoi j'ai le cœur marri, je n'en puis mais !


LE ROI.

Je ne vous parlerai pas de lui désormais. Je vois que vous n'êtes pas en joie. Votre chagrin m'ennuie, il ne peut que vous causer du mal. Allons ! Apportez-moi de quoi me laver. Desservez.


LE SECOND SERGENT.

Tout de suite, sire. Tenez ! Tout est prêt. Lavez-vous.


LE ROI.

Vous avez bien fait tiédir cette eau. Verse ! Verse ! Dieu, qu'elle est bonne ! Allons, en avant ! Donne aussi de l'eau à notre hôtesse pour qu'elle se lave les mains.


OSANNE.

Bien qu'il n'y ait pas de graisse à mes mains, sire, je ferai votre commandement : mais auparavant je mettrai cet anneau ici devant moi.


LE ROI.

Dame, cet anneau que je vois ici, vous plairait-il de me le vendre ? Dites, m'amie, sana attendre : s'il vous plaît, je l'achèterai ; et sachez que je vous en donnerai plus qu'il ne vaut.


OSANNE.
Sire, je vous prie, ne songez plus à le marchander ainsi, car pour l'amour d'un chevalier, qui me l'a, sire, en vérité donné (et le chevalier est encore en cette cité), je le garderai. Jamais, certes, je ne le vendrai de ma vie.


LE ROI.

Je ne sais pas d'où il lui vint ; mais autrefois je le donnai à une dame que j'aimais beaucoup et qui de ce siècle est trépassée. Que son âme soit nourrie de gloire en paradis avec les saints ! car c'était une vertueuse dame : mais ma mère, par trahison, la fit mourir sans raison, en l'accusant par haine d'une trop vilaine action, qu'elle n'avait pas faite, et faussement elle m'excita contre elle. Et je vous dis bien qu'elle porta neuf mois entiers et sans répit les trois fils que voici, et tous en un jour les enfanta, la bonne et belle ! Certes, quand il me souvient d'elle, mon cœur se serre et se déchire tant que je suis fortement contraint de pleurer. Hélas ! Osanne, très chère sœur ; pour vous souvent, m'amie, au cœur je sens grande douleur !


OSANNE.
Oh ! sire roi ! je vous défends de pleurer : je ne le puis souffrir. A découvert, je veux vous offrir mon visage et à vous tous ensemble. Suis-je Osanne ? Que vous en semble ? Dites-le-moi.


LE ROI.

Chère amie, quand je vous vois, je suis hors de douleur amère. (A ses fils) Mes enfants, voici votre mère, elle ne peut de personne être blâmée. (Osanne s'évanouit.) Eh ! Dieu ! d'attendrissement elle s'est pâmée ! Osanne, ma très chère amie, donnez-moi sans tarder un baiser. Je ne sais si elle m'entend.


LE PREMIER CHEVALIER.

Sire, elle ne peut dire mot tant de joie comme d'attendrissement ; laissez-la, par amitié, revenir à elle.

 

LE ROI.

Je ne puis m'empêcher de lui donner des baisers et de la serrer dans mes bras. Ma sœur, sans plus vous désoler, parlez-moi.


OSANNE, revenant à elle.

Ah ! mon très cher seigneur le roi, j'ai eu assez de peine amère sans cause, et tout par votre mère, vous le savez.


LE ROI.

C'est vrai, dame, et vous en avez été vengée tellement que Dieu, qui, par son vrai jugement, rend à chacun son mérite, la fit mourir de mort subite, et son corps devint aussi noir que de l'encre, je vous dis vrai. Mais nous ne resterons plus ici, avec joie nous vous emmènerons en Aragon, qui est notre terre. Faites-moi venir sur-le-champ les ménestrels, qui joueront, ou mes clercs, qui chanteront bien, tandis que nous nous mettrons en route. Jamais je n'eus si grande joie, que personne n'en doute !


LE SECOND CHEVALIER.

Voici les ménestrels venus. Allons tout droit par ce sentier. En avant ! Seigneurs ! faites votre métier pour nous ébattre.


Ici les ménestrels jouent elles acteurs s'en vont.

 

FIN


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